Hugues Cowley, trente ans, journaliste au Daily Telegraph, rentre d'un voyage à Singapour et dans la presqu'île de Malacca, où il vient de terminer une série d'articles sur l'empire britannique. Un tel voyage n'est pas loin d'être une expédition, en cette année 1935, avec la longueur du trajet aller et retour et, sur place, les routes mal fréquentées, les maladies tropicales et les bêtes sauvages. Mais Hugues Cowley s'en est sorti sans dommage de tous ces périls et il est, pour l?instant, installé à une table du meilleur night-club de Bombay. Son bateau y fait escale pendant une journée et les passagers bénéficient de vingt-quatre heures à terre. Par tempérament et par déformation professionnelle, Hugues Cowley est observateur et, depuis le départ de Singapour, il y a quelqu'un qui n'a cessé de l'intriguer sur le bateau. Il s'agit d'une passagère anglaise de quarante-cinq ans environ, qui n'a rien d'attirant, au contraire. Elle est longue comme un jour sans pain, avec de grands bras et des mains aux doigts interminables ; tout son corps, tanné par le soleil, est musclé, noueux ; son visage, longiligne comme le reste de sa personne, s'orne d'un nez trop grand et de dents légèrement proéminentes ; ses cheveux blonds, qui pourraient être beaux, sont ramenés en un chignon aussi peu seyant que possible. Rien donc d'attirant chez cette femme, si ce n'est son regard. Et c'est ce qui a immédiatement fasciné Hugues Cowley. Cet être ingrat et désavantagé par la nature a un regard de vamp de cinéma, des yeux bleus faussement candides qui se posent sur vous, vous détaillent, vous enveloppent, vous caressent ; il y a dans le regard de cette femme une présence, une chaleur, une sensualité inimaginables... Hugues Cowley regarde la table voisine, à quelques mètres de lui. Elle est là, seule comme toujours. Cowley, qui n'avait rien de spécial à faire, l'a suivie. Depuis le début de la soirée, il espère que quelque chose va se passer, mais rien ne se produit. La femme n'a l'air d'attendre personne. Elle boit beaucoup. Pour oublier quoi ? Hugues Cowley aimerait bien le savoir... Un homme de haute taille traverse le night-club, la voisine se dresse aussitôt et lui fait un signe, accompagné d'un de ses regards enflammés habituels. L'homme s'arrête à sa table, la salue avec chaleur et s'entretient un long moment avec elle. Pour Hugues Cowley, c'est inespéré, car cet homme, il le connaît : c'est Gary Norman, un médecin qu'il a rencontré à Singapour et avec lequel il a sympathisé. Comme il a l'air d'être un familier de son inconnue, il va pouvoir peut-être satisfaire sa curiosité. Gary Norman vient de quitter l'Anglaise, après lui avoir baisé la main. Cowley se dresse : «Gary ! Eh, Gary, par ici !» L'interpellé ne se fait pas prier et vient à sa table. Le jeune journaliste est trop avisé pour aborder tout de suite le sujet qui lui tient à c?ur. Il sait comment faire parler les gens ; cela fait partie de son métier. Il attend que la soirée avance. Il laisse venir... La chaleur de Bombay, le whisky, la musique indienne finissent par créer le moment favorable : Hugues Cowley désigne sa voisine d'un geste du menton. «Vous la connaissez, à ce qu'il m'a semblé ? ? Barbara O'Brian ? ? Peut-être. Je ne sais pas son nom...» Le docteur Gary Norman considère le journaliste. «Vous voudriez que je vous parle de Barbara O'Brian ? Comme c'est étrange... Vous avez une raison à cela ?» Hugues Cowley sourit. «Je suis sûr qu'elle a un secret. ? Quel genre, selon vous ? ? D'après moi, c'est une histoire d'amour et peut-être de mort...» Le docteur Gary Norman se sert un whisky. L'orchestre de la boîte de nuit de Bombay attaque un slow. La voisine d'à-côté refuse une invitation à danser et les regarde tous les deux, de son regard qui semble une promesse, mais qu'elle lance à tout le monde, même aux objets. Gary Norman se tourne vers son compagnon. (à suivre...)