Emile Fournille a le mal du pays. Depuis des années, il a quitté sa Normandie pour vivre au Canada. Et ses affaires ont prospéré. Il s'est marié, il s'est fait une nouvelle vie. Mais aujourd'hui il se sent las. — Evelyne ! Je me demande si nous ne devrions pas retourner en France... Evelyne, sa femme, est une Canadienne de vieille souche. Retourner en France ! Pour elle, cela veut dire s'expatrier. Car elle est née ici, dans la Belle Province. Elle adore Emile mais, pour elle, les jours de dispute, c'est encore un de ces «maudits Français» ! Emile chéri, repose-toi ! Tu es malade, tu es fatigué ! C'est normal que tu penses à revoir ta Normandie, comme dit la chanson. Je te le promets : quand tu seras rétabli nous irons passer un mois chez Béranger et Christine : ça te remettra les idées en place... Et puis tu verras bien que la vie ici est quand même plus confortable. Sur tous les plans... — Oui, mais j'en ai un peu assez de ces hivers qui n'en finissent pas. Ce que je préfère ici, c'est l'été indien... Mais je me sens si fatigué. J'ai l'impression que je ne reverrai jamais la France... — Tais-toi et relaxe-toi ! Evelyne est soucieuse. La santé d'Emile est plus que préoccupante. Elle ne lui a rien dit, mais les médecins sont inquiets : un cancer du foie, c'est grave. Faudrait-il prévenir Emile du sérieux de son état ? Elle en doute ! il n'est pas du genre à lutter, à s'accrocher. Il pourrait très bien renoncer et se laisser glisser... Alors elle fait face, garde un visage serein, parIe de l'avenir, des beaux jours qui vont revenir, comme si de rien n'était... Pendant ce temps, au-delà de l'océan, en Normandie, Béranger Fournille profite de ce dimanche matin. Rien de prévu, son épouse Christine est occupée à préparer le gigot d'agneau dominical et, sur la table de la cuisine, une délicieuse tourte aux pommes qui sera servie arrosée de crème fraîche bien tiède. Béranger est plongé dans les mots croisés de son hebdomadaire habituel. Il jette un œil par la fenêtre : la pluie tombe régulièrement et le ciel est bouché. — Christine, je me demande si je vais avoir le courage d'aller faire la promenade au bois de Saint-Vérin comme nous l'avons prévu ! Christine, du fond de la cuisine, répond : — Pluie ou pas pluie, tu vas me faire le plaisir de remuer ton popotin. Tu engraisses à vue d'œil. Et, après le gigot et la tourte, tu auras besoin d'un peu de marche à pied pour perdre ta bedaine... Béranger se rassied et se met à chercher le sept vertical : «Frappe quand on lui parle.» — Oui, chérie ? Béranger vient de sentir la main de Christine sur son épaule. Sans lever les yeux de sa grille de mots croisés, il a demandé ce qu'elle voulait. Christine ne répond pas. Béranger se retourne pour en savoir davantage. Mais, derrière lui, personne. Il crie vers la cuisine : — Christine ! C'est toi qui viens de me toucher ? Christine arrive en s'essuyant les mains sur son tablier : — Qu'est-ce qu'il y a encore ? Si tu me déranges toutes les cinq minutes, le déjeuner ne sera jamais prêt à temps. Qu'est-ce que tu veux ? — Ce n'est pas toi qui es venue poser ta main sur mon épaule ? — Quand ça ? — Juste là, à l'instant ! J'ai senti ta main, enfin «une» main qui s'appuyait sur mon épaule. Et quand je me suis retourné il n'y avait personne ! Christine regarde Béranger avec un air de profonde commisération : — A mon avis, tu dors encore. Tu sais bien : quand il pleut, tu as tendance à somnoler. Tu as pris un petit déjeuner trop copieux ce matin ! Béranger fait une moue, l'air de dire : — Bizarre ! Puis il reprend sa grille : «Frappe quand on lui parle.» (à suivre...)