Alexandre Soljenitsyne, un des derniers monuments de la littérature russe, symbole du combat contre le communisme totalitariste, a quitté le monde, emporté par une crise cardiaque à son domicile moscovite. Lorsque le prix Nobel atterrit entre ses bras en 1970, il devint pour le monde entier le premier des écrivains russes contemporains. Comme Zola ou Hugo en France, Soljenitsyne appartient aux éternels insoumis qui incarnent le refus de la société injuste dans laquelle ils vivaient. Forçat quand fleurissait son œuvre, honni par les siens quand s'ouvraient devant lui les portes de la gloire, il se montra digne. Il voile son chagrin pour faire de son infortune un exceptionnel destin. Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne, comme en témoignait son épouse hier, a eu une vie difficile mais heureuse. Né le 2 décembre 1918, dans un pays qui sortait d'une guerre mondiale pour subir les profondes mutations de la révolution bolchevique, Soljenitsyne ne connut jamais son père. Orphelin de père, il réussit à faire de brillantes études grâce à l'abnégation de sa mère qui a fini par être emportée par la tuberculose avant même d'aborder la cinquantaine. Diplômé en sciences et mathématiques, il suivit les cours par correspondance de l'Institut d'histoire, de philosophie et de littérature de Moscou. C'est à cette époque qu'il découvre sa passion pour l'écriture. Jeune marié, il connut pendant quelques mois le bonheur avant que n'éclate la Seconde Guerre mondiale. Affecté au train des équipages puis officier d'artillerie, il entretenait une correspondance avec ses camarades d'études. Il échafaudait des plans pour rénover le socialisme. Il affirma dans une de ses lettres que Staline était mauvais théoricien et piètre stratège. Une correspondance qui le perdit. La censure veillait. Le capitaine Soljenitsyne fut arrêté sur le front en Prusse orientale en février 1945 et condamné à huit ans de prison. Dans son malheur, il eut quand même la chance d'être affecté à un institut de recherche dont tout le personnel était composé de prisonniers. Il fut ainsi sauvé par sa formation de mathématicien. Mais pendant sa longue détention, sa jeune épouse demande le divorce. C'est à cette période aussi qu'il fut opéré d'un cancer. Libéré le jour même de la mort de Staline, soit le 5 mars 1953, il vit en solitaire dans la région de Djamboul en Asie centrale où il fut relégué. En 1956, après le 22ème congrès du Parti communiste, il revient en Russie et prend un poste de professeur à Riazan. En 1962, la publication dans la revue Novy Mir du récit Une journée d'Ivan Denissovitch, un texte de soixante-sept pages, rend définitivement célèbre l'inconnu de Riazan. Un texte dont la publication a reçu l'aval de Nikita Khrouchtchev en personne. Engagé dans une nouvelle campagne de déstalinisation, le premier secrétaire du PC soviétique pensait trouver des munitions avec cette œuvre. Il ne se doutait pas que l'auteur, d'une trempe d'acier, échappait à tout contrôle. Ce texte n'est toutefois pas le premier essai de Soljenitsyne. Il avait composé et appris par cœur des poèmes lors de sa détention au camp. En relégation, il écrivait, il gardait dans ses tiroirs des versions non définitives d'un chef-d'œuvre de la littérature concentrationnaire, le Premier Cercle. Il avait la charpente du Pavillon des cancéreux, des livres conformes à sa propre conception du roman. Une conception qu'il qualifiait de «polyphonique». Soit une œuvre, comme il l'a expliqué en 1966, «sans héros principal, œuvre où le personnage le plus important est celui qu'a “surpris” le récit à tel chapitre donné avec des coordonnées précises de temps et de lieu». Après sa libération, il enchaîne les ouvrages sur le goulag, d'abord publics sous Nikita Khrouchtchev, puis clandestins. Les fonctionnaires des lettres, qui n'avaient pas aimé. Une journée d'Ivan Denissovitch, mais s'étaient tus pour ne pas s'opposer au premier secrétaire, se déchaînèrent. Cette fois, l'auteur n'attaquait pas les camps staliniens, mais racontait la vie misérable dans un village du temps présent. Prix Nobel de littérature en 1970, les attaques redoublent contre lui. Craignant de ne pouvoir revenir chez lui, Soljenitsyne renonce à aller à Stockholm pour la cérémonie de remise du prix. En même temps, il entreprend son chef-d'œuvre l'Archipel du goulag, essai d'investigation littéraire en trois volumes sur les camps soviétiques. La publication de cette œuvre à l'étranger en 1974 a été la raison de son expulsion de son pays. Déchu de sa citoyenneté soviétique en 1974 et expulsé d'URSS, il vit alors en Allemagne, en Suisse puis aux Etats-Unis, avant de revenir en Russie en 1994 après la chute de l'URSS. Après son retour sur sa terre natale, Alexandre Soljenitsyne, grand défenseur des valeurs morales traditionnelles, avait souvent critiqué l'évolution de la Russie mais approuvait le rôle de M. Poutine dans la reconstruction de la Russie. L'ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, artisan de la perestroïka, a salué un «homme au destin unique», qui fut l'un des premiers à fustiger «à voix haute le caractère inhumain du régime stalinien». Allant plus loin, les défenseurs des droits de l'Homme russes ont souligné l'importance de son travail de mémoire, dans un pays qui peine encore à se pencher sur son passé, et appelé à suivre son exemple pour créer une société plus libre en Russie. «Sans son œuvre, il n'y aurait pas eu de mouvement pour la réhabilitation des victimes des répressions», a déclaré un des dirigeants de l'organisation non gouvernementale (ONG) russe Memorial, Arseni Roguinski. Alexandre Soljenitsyne a «montré qu'on pouvait résister au régime et survivre», a témoigné le directeur de l'ONG russe «Pour les droits de l'Homme». L'écrivain russe sera inhumé demain au cimetière du monastère Donskoï à Moscou, a annoncé, hier, un responsable du patriarcat de Moscou cité par l'agence Interfax. Soljenitsyne avait lui-même choisi ce lieu de son vivant. II avait réservé, il ya cinq ans, une place au cimetière de ce monastère. G. H.