En France, assurément, on n'est pas encore parvenu à écrire une histoire critique et citoyenne, pour reprendre la juste formule de l'historienne française de la guerre d'Algérie, Claire Mauss-Copeaux du groupe d'études et de recherches sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Lyon). Si l'observation est aussi valable dans le sens algérien, il n'aura pas fallu attendre la promulgation de la loi scélérate de février 2005 sur les «bienfaits» de la colonisation pour constater, par exemple, que fantasmes, approximations, stéréotypes, manichéisme, occultation et dénaturation caractérisent la représentation des événements du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. Les activistes de la mémoire pied-noire, et pas seulement, sévissent plus que jamais notamment sur Internet où des sites innombrables font flores. Ici et là, la violence révolutionnaire, légitime, des colonisés est décrite comme une propension atavique des Algériens à la violence et les «violences artisanales algériennes», quand elles ne sont pas jugées transcendantes, sont mises sur un pied d'égalité avec les «violences industrielles» des colonisateurs, comme le souligne le professeur Gilbert Meynier. Dans ce cas précis, on verse dans la démagogie victimaire héroïsante et le nostalgique de l'Algérie française voit toujours le midi victimaire à sa seule porte. Mais comme le souligne l'historien Meynier, «il est historiquement inexact d'affirmer que toutes les violences se valent : celle des dominés était en grande partie une réponse à celle des dominants». On sait que la guerre d'indépendance algérienne a longtemps été une question taboue en France. Au secret, aux mensonges des autorités politiques et militaires se sont ajoutés, et c'est toujours le cas, le silence des archives et de la plupart des témoins. C'est encore plus valable pour le mouvement d'insurrection du 20 août 1955 et de sa terrible répression par les autorités coloniales. Pourtant, le 20 août 1955 est une date jugée essentielle qui a constitué un tournant politique et militaire dans la guerre d'indépendance algérienne. Jusqu'au début des années 1990, la plupart des historiens considéraient qu'elle marquait le «véritable début de la guerre d'Algérie». Malgré cela, à part un article de Charles-Robert Ageron, il n'y a pas eu d'études spécifiques sur le sujet. Tout au plus, le fait apparaît dans les annexes qui accompagnent les ouvrages historiques. Toutes les chronologies le présentent et soulignent son importance. En général, les termes «massacres» et «émeutes» sont les mots les plus usités. Ils font référence à des troubles sociaux d'importance accompagnés de crimes à grande échelle. Exception à la règle, Charles-Robert Ageron, lui, reconnaît cependant l'adversaire (FLN-ALN), son organisation et le projet qu'il vise à réaliser. Il ne réduit pas l'événement à un massacre perpétré par des «terroristes», prenant alors en compte le sens militaire et politique dont il était chargé. En revanche, les dénominatifs décrivant l'action des forces coloniales et celle des milices sont dominés par le vocable «répression». Plus employé que les autres termes, il est systématiquement nuancé par la présence ou l'absence de qualificatifs. Celui de «sévère», qui induit «naturellement» l'idée de justice «énergique» et même «juste», suggère le volontarisme, et surtout l'efficacité de la réaction. Quand il existe, l'adjectif «violente» fait implicitement référence à un vague non-respect du droit. On retrouve aussi d'autres mots-clés comme «insurgés», «fanatisés» et des locutions telle «déchaînement bestial». Sur le plan institutionnel, les archives du Service historique de l'armée de terre (SHAT) ne fournissent que des informations parcellaires sur la période qui précède le 20 août 1955. Quelques directives du haut commandement militaire établissent la liste des actions à mener contre les nationalistes algériens. Mais les rapports sur les opérations de répression à grande échelle du soulèvement du 20 août ainsi que les journaux de marches et d'opérations des régiments, les JMO, ne sont pas disponibles. Claire Mauss-Copeaux, auteure de notamment Appelés en Algérie, la parole confisquée (Hachette, 1998), avait obtenu l'autorisation de consulter ces archives, à leur ouverture en 1992. Ce ne sera plus le cas lors d'une seconde tentative, en 1994. Dans les JMO, le déroulement de l'intifadha du 20 août est résumé dans un compte-rendu qui se limite à la région d'El Harrouch. Les documents relatant les expéditions punitives et leurs bilans ont «disparu», comme l'a constaté l'historienne qui a coécrit avec Mohamed Harbi et Benjamin Stora la Guerre d'Algérie, 1954-2004, la fin de l'amnésie (Robert Laffont, 2004). La censure est manifestement intervenue au moment des faits, lors du classement des archives, puis à leur ouverture. Selon l'historienne, un seul document, «très précis», relatif à la ville d'El Khroub, semble avoir échappé aux censeurs militaires. Dans un document plus récent encore du SHD, le Service historique de la défense, le lieutenant Haberbusch, chef de la section études historiques, écrit à propos de l'insurrection : «Le 20 août 1955, deux types d'action d'ampleur inégale sont menées dans un triangle que les routes de Constantine à Philippeville et de Constantine à El Milia dessinent avec la mer. D'une part, quelques soldats de l'ALN en uniforme attaquant sans grand succès des postes de police et de gendarmerie, ainsi que divers bâtiments publics. D'autre part, plusieurs milliers de fellahs et de femmes recrutés dans les campagnes avoisinantes se lancent, vers midi, à l'assaut d'une trentaine de villes et de villages. L'encadrement par le FLN demeure limité et l'armement dérisoire [des gourdins, des couteaux et des haches], mais ces émeutiers ruraux, exaltés par la fausse rumeur d'un débarquement égyptien à Collo, assassinent brutalement les Européens croisés sur leur route». Dans le même document, l'auteur, lorsqu'il évoque les opérations de l'ALN à El Harrouch, parle d'«émeutiers», d'«une bande armée», d'«insurgés», de «rebelles» menant de «furieux assauts». Il reconnaît toutefois que «la similitude de ces attaques témoigne de la préparation et de la synchronisation de ces opérations». Les récits d'appelés, nombreux à partir des années 1990, permettent parfois de combler les lacunes, les oublis et les béances volontaires des archives militaires. Mme Claire Mauss-Copeaux a trouvé un tapuscrit concernant la région de Guelma. Son auteur y reprend le journal «très détaillé et rigoureux» qu'il tenait à l'époque des faits. Sa relation a été confirmée par d'autres conscrits présents sur le terrain. Des écrits, romans ou mémoires de témoins ou d'acteurs se sont ajoutés aux récits des appelés. Par exemple, Gisèle Halimi avec le Lait de l'oranger (Gallimard, 2001) ou encore le remarquable et honnête El Halia (Compact, 1997) de Louis Arti, qui décrit avec nuance et sensibilité la société ouvrière «mixte» d'El Alia, dans la région de Skikda. Louis Arti avait six ans au moment des tueries d'El Alia (El Halia). Son père, chauffeur routier, pris dans une embuscade, a été tué. Sa mère a été blessée devant sa maison. Son «roman», en fait une chronique villageoise émouvante, est un témoignage littéraire sensible avec un certain sens de l'esthétisme du drame. Arrêt au seuil de l'horreur Jusqu'en 2000, les rares appelés qui évoquaient la répression restaient évasifs. Ils acceptaient de décrire la stratégie de «nettoyage» appliqué par le 1er RCP dans les faubourgs au sud de Skikda, mais ne répondaient jamais à la question du «bilan», des «résultats» ni à celle du sort réservé aux rares prisonniers. Lors de rencontres avec Claire Mauss-Copeaux ou avec Patrick Rothman, le réalisateur du documentaire «L'ennemi intime», les appelés reconnaissent qu'ils ne disent pas tout. Chacun fixe les limites de ce qu'il doit dire avant de s'arrêter au seuil de l'horreur indicible, cette répression aveugle, disproportionnée et à grande échelle dont ils ont été à la fois acteurs et témoins. En toute connaissance de cause. Par ailleurs, les sites pied-noirs, très nombreux, utilisent Internet pour imposer leurs représentations, systématiquement polluées par les oublis, les omissions volontaires, les exagérations, les mensonges et les fantasmes qui font oublier les rares précisions qu'ils apportent. Leur seul intérêt est de permettre d'analyser les discours des nostalgiques de l'Algérie française et les fluctuations des stéréotypes qu'ils développent. Les sites Internet manipulent les faits et amalgament de fausses informations. Ces manières de raconter se multiplient aujourd'hui grâce à la Toile et sont reprises à grande échelle. Pour les chercheurs, la presse locale ou métropolitaine de l'époque, soumise aux pressions des politiques et des militaires, n'est pas d'un grand secours. Le Monde, l'Observateur et l'Express, qui ont envoyé des reporters ou repris la presse étrangère, constituent de rares exceptions à la règle. A l'époque des faits, la plupart des médias français avaient repris les postulats de base de la presse en Algérie. Ils les utilisent encore actuellement quand les questions que pose encore la guerre d'indépendance algérienne font l'actualité et le débat. Ainsi, «le massacre perpétré par les masses musulmanes fanatisées» définit généralement le 20 août 1955. Ce dogme de la mémoire pied-noire est sacralisé par le sang des seules victimes européennes. Il en est ainsi de l'hebdomadaire satirique de gauche Charlie Hebdo qui, à propos de «bonnes feuilles» du livre Pieds-noirs, histoire et portrait d'une communauté de Daniel Leconte, qui ne dit pas un mot sur les milliers de victimes algériennes dans le numéro 747, du 11 octobre 2006. En présentant le livre réédité de l'auteur, Philippe Val, le directeur du magazine écrit notamment : «Daniel Leconte met en lumière le lien entre certaines pratiques de la résistance algérienne [sic !], le silence prudent, voire le négationnisme qui les entoure et les difficultés que nous avons à juger le terrorisme d'aujourd'hui pour ce qu'il est : une pure barbarie […]. La lecture de ce texte dans sa totalité est une clef pour comprendre l'histoire présente, si toutefois nous désirons en être les acteurs et non les marionnettes.» Cet extrait est rédigé pour inviter à «mieux» lire notamment Daniel Leconte quand il écrit notamment : «Voila pourquoi aussi il faut combattre cette tentation masochiste d'une vision essentialiste qui ne voit dans le colonisé qu'une victime, jamais un responsable, et qui peut se résumer ainsi : la violence en Algérie, ce sont les Européens ; toute violence du colonisé ne serait que réactive, donc justifiable, face à la violence originelle qui, elle, est occidentale, donc injustifiable. Que, pour ce faire, il faille en ces temps de surenchère mémorielle lever le voile sur une histoire qui dérange, pourquoi pas, si c'est le prix à payer pour sortir d'un manichéisme affligeant qui empêche de poser les bonnes questions ? Et pourquoi pas même prendre le risque de choquer, pour la bonne cause bien sûr, en passant au crible cette fois la violence exercée par le colonisé pour se libérer de ses chaînes ?» Toutefois, d'autres publications de gauche ou et surtout chrétiennes ont publié de nombreux témoignages sur la répression. Par la suite, d'autres textes comme le rapport officiel de Jean Mairey, présenté par Pierre Vidal-Naquet dans les Crimes de l'armée française (Maspero, 1975) ou les documents réunis par Denise et Robert Barrat dans le Livre blanc sur la répression (L'Aube, 2001) ont complété le tableau d'honneur. La bonne fortune des stéréotypes Selon la belle formule imagée de Claire Mauss-Copeaux, comme des galets roulés longuement au fil de l'eau, les stéréotypes de l'insurrection du 20 août 1955 ont été patinés par l'usage. Leur réitération systématique par les uns et les autres leur donne «le poli de l'évidence». Ils ont été repris par Yves Courrières dans la Guerre d'Algérie (tome II, Fayard, 1968, p. 184-186). Son ouvrage, devenu une référence, touche un large public. De même, des magazines et des BD ont intégré depuis ses descriptions apocalyptiques du 20 août à Skikda et à Constantine (cf. Lax et Giroud, Azrayen, une épopée algérienne, Dupuis, 1999). Les clichés se limitant à la description de la violence des nationalistes algériens sont également familiers aux historiens militaires français. Imbu de la notion de «responsabilité collective» imposée par le général Cherrière dans sa directive du 14 mai 1955, l'un deux, dans une étude sur l'armée française au combat, réduit le soulèvement du 20 août à «un bain de sang», sans préciser pour autant de quel sang versé il s'agissait tant lui paraissait évidente l'expression. Pour sa part, le général Maurice Faivre, auteur prolifique qui aime se poser en historien, bascule au-delà des faits. Dans l'Ennemi intime, il s'attribue le statut de témoin sans préciser où il était le jour du déchaînement des violences, ni à quel moment ni dans quelles circonstances les informations surdramatisées lui ont été fournies. Quant aux manuels d'histoire qui présentent aux lycéens de France la guerre d'Algérie, au programme de 1982 à 1992, ils ont tous repris ce discours, sans nuances. Par exemple, le manuel Hatier présente lui aussi le 20 août comme un «massacre délibéré de civils européens». Et, comme une simple évidence, il reprend le stéréotype et la conclusion subséquente qui s'impose : «Un fossé de sang sépare désormais les deux communautés.» Passons donc sur le délire des bilans des morts et sur les degrés dans l'horreur. Dans ces deux cas, le fantasme le dispute à la démesure. Reste alors le parallèle établi entre les villages d'El Alia en Algérie et d'Oradour en France. Ce parallèle reste ancien. Il apparaît déjà dans la presse coloniale à l'époque des faits et a été repris par la suite. Dans la Dépêche de Constantine du 25 août 1955, Henri Le Mire exhorte ses lecteurs à se souvenir que «Aïn Abid et El Halia resteront dans les mémoires comme les ‘‘Oradour'' de la guerre d'Algérie». Le parallèle est réutilisé pour dénoncer, pêle-mêle, les criminels nazis et les nationalistes algériens, réunis dans une barbarie monolithique. En dehors de la spécificité de chaque événement, de la nature des violences commises et de la différence des contextes historiques, la comparaison, abusive et absurde, n'est vraiment pas raison. A Oradour, 642 personnes ont été massacrées sur 647 présentes ; à El Alia, le rapport officiel est de 36 tués sur environ 250 personnes. Aussi inadmissible que cela puisse paraître, «il y a en histoire des degrés dans l'horreur» comme le relève avec bon sens Claire Mauss-Copeaux. Avec la lucidité d'une adepte de la libre histoire, l'historienne souligne que «les stéréotypes voyagent dans le temps et dans l'espace, ils ont la vie longue car ils bénéficient des références colonialistes qui perdurent dans la société française». Au point que la représentation politique française vote en 2005 une loi glorifiant la colonisation. N. K.