«Vous ne comprenez pas que je ne regarde plus le foot ?» Ce n'est pas par hasard si les Anglais l'ont surnommé «King Eric». Oui, Cantona a de vraies allures de roi. Dans sa façon de se tenir, de marcher, le torse toujours bombé comme un coq fier et maître de sa basse-cour, mais aussi pour le charisme qui se dégage de tout son être. Croyez-nous sur parole, ce mec est vraiment impressionnant. On ne l'aborde pas comme on le ferait avec n'importe quel footballeur. Et ceci, tous les journalistes le savent. En fait, ils savent surtout que le risque est constamment présent en posant une question au sanguin marseillais. Celui de se faire badigeonner de honte devant tout le monde, si la question est jugée inappropriée par Sa majesté le roi. C'est à cela que qu'on a assisté hier matin, lors de la conférence de presse du Golden Foot, animée conjointement par Cantona, Lothar Matthäus et Franco Baresi. Les mouettes et les sardines Lorsqu'il est arrivé au forum Grimaldi drapé d'un manteau marin, la barbe touffue, Eric Cantona semblait déjà en manque de sommeil. Ce petit détail esthétique aurait pu faire changer leurs «idées offensives» à nos confrères français qui s'impatientaient d'aller le chercher sur les sujets brûlants habituels. En France, tout comme en Grande Bretagne d'ailleurs, les «mouettes» comme il les surnomme savent que, quand ils ont Cantona en face, c'est «qu'il y aura beaucoup de sardines qui seront jetées du chalutier en mer»... Mais certains téméraires n'ont pas reculé devant le risque et se sont lancés sans bouée de sauvetage dans la pêche au gros poisson. La réponse ne s'est pas fait attendre et le filet remonta vide... L'équipe de France ? Il s'en f... ! Première question adressée justement au King qui tapotait légèrement des mains sur la table, comme pour dire qu'il était plutôt de bonne humeur : «Qu'avez-vous pensé du match Espagne-France ? (joué la veille)». Le roi stoppe la rythmique et lève les sourcils pour montrer son indifférence. «Je ne l'ai pas vu, j'étais en train de manger dans un bon restaurant italien. Je ne peux donc rien dire sur ce match», répliqua-t-il, l'air de dire que c'était le dernier de ses soucis. «Même pas des séquences du match aux infos ?» insiste le journaliste. «J'ai juste eu le temps de prendre ma douche et mon petit-déjeuner avant de venir ici», réplique-t-il. Voici ce qu'il choisit entre la France et l'Espagne de sa maman Non satisfait de cette réponse, un autre confrère tente à son tour de le faire parler du match malgré tout. «Mais vous personnellement, pour quelle équipe étiez-vous dans ce match, la France ou l'Espagne ?» Le roi se fâche aussitôt, mais semble un peu hésiter à être totalement désagréable. Enfin, presque : «Je m'en f... complètement !», balance-t-il violemment, comprenant qu'on tentait de le chercher dans sa double appartenance à l'Espagne de sa maman et la France de son papa. «Vous ne comprenez pas que je ne regarde plus le foot ?» Le hors-jeu sifflé, le match pouvait reprendre avec les journalistes qui avaient compris que Cantona n'était pas disposé à polémiquer en cette douce matinée monégasque qu'il ne voulait pas gâcher. Il ne s'empêchera pas par ailleurs d'égratigner au passage «ceux qui voudraient me faire revenir sur les matchs de foot, alors que je n'arrête pas de vous répéter que je ne regarde plus le foot depuis longtemps». Après une telle réponse, plus personne n'osera s'aventurer du mauvais côté de la barrière. La ligne rouge était bien tracée entre le roi et les journalistes ! Cantona se détend enfin avec les questions du... Buteur ! Ayant deviné l'angle à éviter pour ne pas fâcher Cantona, nous hésitâmes un moment avant de nous lancer à notre tour en lui posant une question «saine» et loin de toute polémique. «Où se situe, selon vous, les différences entre le football de votre époque et celui d'aujourd'hui ?» A notre grand étonnement et au bonheur de tous, Cantona se lança dans une réponse très détaillée, lui qui était avare de mots jusque-là. «Aujourd'hui, le football a changé. Par le passé, dans les années 50/60, il y avait des joueurs qui pouvaient marquer 40 à 50 buts par saison. Quelques décennies plus tard, on n'avait plus cela. Ce n'était plus possible à cause des progrès des défenseurs. Ça devenait de plus en plus serré de marquer des buts ; même aujourd'hui, ça reste encore serré. Mais il y a quand même quelques joueurs qui, sur les trois ou quatre saisons dernières, ont pu marquer 40, 50 ou 60 buts par saison. Ce qui me semble exceptionnel. Je ne sais pas vraiment où se situe l'évolution, mais le jeu évolue constamment, malgré la présence d'entraîneurs assez frileux qui jouent pour ne pas perdre. Mais des joueurs qui réussissent à inscrire 40 à 50 buts par saison sont des footballeurs exceptionnels», nous dit-il en nous fixant du regard. Respect. «Zidane est un artiste, il réussira comme entraîneur» Franchement, on était à mille lieux de penser que notre question allait le décrisper à ce point. Cantona redevenait aussitôt abordable, presque heureux d'échanger avec des journalistes qui ne lui cherchaient pas des poux. Il sourira de nouveau en écoutant les réponses de Baresi et Matthäus, l'air de dire aux «mouettes» qu'il n'y a plus de sardine à bord. Quand il répondra à une question concernant la reconversion de Zinedine Zidane en entraîneur, il reprendra un léger rictus mécontent, pour défendre son ami marseillais. «Bien évidemment, Zidane a tout pour réussir une grande carrière d'entraîneur. Pourquoi ? Parce qu'il a déjà un vécu de footballeur de très haut niveau, mais aussi parce qu'il possède une très bonne lecture du jeu. C'est un artiste qui peut énormément apporter aux jeunes et le football a besoin d'artistes de son genre», soutient-il. «Messi et Ronaldo jouent comme s'ils étaient encore dans la rue, c'est ça la passion !» Echaudée, une consœur prend des gants avant de recevoir le micro pour poser sa question. «Eric Cantona, vous ne suivez pas le foot, mais pourriez-vous nous donner une bonne raison d'aimer le foot ?» Le King reçoit bien la volée. Il l'amortit de la poitrine par un souffle profond et se lance. «Une bonne raison ? Ce sont les bons joueurs qui la donnent sur le terrain, car on a besoin d'artistes dans ce sport. Même s'ils gagnent des sommes astronomiques, il y a des joueurs qui jouent comme on jouait dans la rue. Ce sont des passionnés du football. Ils sont comme des enfants qui paieraient pour pouvoir jouer au foot. Mais ça existera toujours. Des joueurs comme Messi et Ronaldo. Evidemment, ils prennent leur part, mais c'est normal, car c'est eux qui font le spectacle. Ils sont importants, car ces joueurs sont de vrais artistes, des vrais joueurs passionnés par le jeu. Et fort heureusement, ça ne disparaîtra jamais. Les grands joueurs savent transmettre la passion du foot aux petits», ajoutera la légende de Manchester United. «Mon père nous a parlé de la passion du foot, jamais de l'argent qu'on pouvait gagner» Le voyant un peu plus détendu, on osera encore une dernière question pour la route. «Comment expliquer la passion du foot à un gamin qui démarre dans le foot, alors qu'en parallèle, il entend qu'il y a beaucoup d'argent à gagner ?» Et Cantona de répondre avec un air très sérieux, comme pour nous dire que la formation des jeunes footballeurs est un sujet dont il ne badine pas. «Et bien, c'est tout simplement de ne pas lui dire que le football peut rapporter énormément d'argent. Moi, je ne me rappelle pas mon père m'avoir parlé de ça. Il ne m'a parlé de rien d'autre que de la passion et me disait juste d'aller au bout. Il nous a toujours transmis l'amour du jeu et de la passion. Dire à un gamin qu'il va gagner de l'argent au bout, ce n'est vraiment pas une chose à faire. Il faut juste lui parler de foot et de la beauté du jeu». C'était le dernier message du roi avant de quitter son trône. De notre envoyé spécial à Monaco,