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Dans les «couloirs de la mort» du CPMC
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 09 - 11 - 2011


Prise en charge défaillante des cancéreux
Dans les «couloirs de la mort» du CPMC
El Watan le 09.11.11
Le cancer, un «fonds de commerce». Tandis que le ministre de la Santé tente de se dépêtrer des polémiques en enchaînant les sorties médiatiques analgésiques, que les spécialistes et les associations continuent de dénoncer l'innommable et d'alerter l'opinion publique et les autorités, les malades, eux, meurent en silence après d'abominables souffrances. Entre pénuries, pannes, grèves et sous-équipement, ils essayent, jour après jour, de survivre. Mais peu parmi eux y parviennent. Nous les avons rencontrés au CPMC, en pleine grève dans le secteur sanitaire. Leurs témoignages expriment la même impuissance face à la lenteur de la prise en charge, qui transforme le temps en assassin… Reportage.
Le visage grave, les traits tirés, Djallel, la quarantaine, s'avance silencieusement dans le couloir d'un des services du Centre Pierre et Marie Curie. Il est 13h, l'heure des visites. Une dizaine de personnes sillonnent les couloirs d'un pas vif, un sac ou un paquet à la main. Lorsqu'ils se croisent, les visiteurs se saluent, s'enquérant de l'état de leurs malades respectifs. «Nous sommes tous embarqués dans la même galère. Et au fil des jours, des liens forts se tissent. Un peu comme une grande famille, nous essayons de rendre les choses plus vivables, plus humaines», explique, en pressant le pas, Djallel. Il pousse la porte d'une chambre.
Malgré sa pâleur, le visage de la femme allongée sur le lit s'illumine à sa vue. Nadia, l'épouse de Djallel, est hospitalisée dans ce service depuis plus de trois mois. On lui a découvert, à la fin de l'année dernière, un adénome au foie. «Entre les visites, les contre-visites, les analyses et les examens qui n'en finissent pas, les traitements palliatifs et autres, il m'aura fallu des mois avant d'être admise au CPMC. Nous pensions qu'une fois ici, mes souffrances allaient enfin prendre fin», relate, dans un souffle, la mère de famille. Les grèves itératives dans le corps médical ainsi que les différentes défaillances dans la prise en charge des cancéreux en aura décidé autrement. Nadia se redresse légèrement. Elle arrange le foulard qui lui ceint la tête, duquel s'échappent des mèches brunes. «En temps normal, il faut patienter plusieurs semaines avant d'être opéré. La grève des anesthésistes, en juin, a aggravé les délais d'attente», poursuit-elle. Son mari ajoute : «Certains jours, aucune opération n'était programmée. Puis, seulement une ou deux par jour. Service minimum. Mais de quel service minimum peut-on parler dans un centre comme celui-ci ?», s'emporte Djallel. Nadia tente de le calmer d'un regard. «En fait, dans le traitement de ces maladies, chaque seconde est un calvaire. Et plus l'on repousse l'intervention, plus les douleurs sont insupportables. Mais plus les jours passent et plus la maladie progresse, les cellules cancéreuses prolifèrent et les chances de survie s'amenuisent», reprend la jeune femme.
Quelles conséquences pour les malades ?
Les nombreux reports enregistrés dans ce centre ne sont assurément pas sans conséquence sur les malades. Les interventions chirurgicales pour l'ablation d'une tumeur cancéreuse doivent être effectuées un nombre de jours bien précis après la radiothérapie et la chimiothérapie. Une fois ce délai dépassé, c'est tout le protocole qui doit être repris à zéro. Et l'on sait la rareté de ces traitements ainsi que le coût exorbitant des séances. «Des malades n'ont pas survécu à l'attente. D'autres, par contre, pensaient s'en sortir car ils étaient programmés, mais avec trop de retard. Une fois sur la table d'opération, le mal s'était tellement propagé que les chirurgiens refermaient sans rien toucher», assure Karim. Son épouse, Souad, a la cinquantaine. Elle a subi, en deux semaines, deux opérations. La première pour un cancer du foie, la seconde pour un abcès dû à un écoulement de la poche placée dans son abdomen. Emmitouflée sous une couette, on devine difficilement son corps frêle. Elle se bat contre la maladie depuis des années. D'une voix inaudible et rauque, elle ne cache pas sa colère. «Ils n'ont pas une once d'humanité. C'est un abattoir où l'on est censé attendre la mort sans que rien ni personne ne puisse rien pour vous», s'indigne-t-elle, le visage baigné de larmes. Son mari, amaigri par ces mois de calvaire, ne cache pas, pour sa part, sa peur. «Le fait qu'ils aient tant retardé l'intervention risque d'avoir un impact sur sa rémission», dit-il, le regard dans le vague. «Mais à cela, les médecins ne répondent pas. Déjà qu'ils ne daignent parler aux proches des malades que sous la contrainte», poursuit-il en tirant d'un geste nerveux sur sa cigarette.
De reports en «fausses alertes»
Des craintes amplement partagées par Djallel. «L'intervention a eu lieu la semaine dernière. Là, nous attendons les résultats des examens post-opératoires», dit Nadia. Son regard s'assombrit. A maintes reprises, son état s'était tellement aggravé qu'elle pensait mourir. «Quelques jours avant l'opération, même la morphine ne lui faisait plus aucun effet. Infernal», murmure Djallel. Se retournant vers les trois femmes assises, de l'autre côté de la chambre, sur des tabourets ou à même le sol, il lance, un sourire complice sur les lèvres : «Vous vous rappelez comme elle était effrayante ?» Après avoir ri de bon cœur, Nadia explique que sa compagne de chambre a été emmenée le matin même au bloc. «Elle n'est plus toute jeune, vous savez. Elle attend son opération depuis des semaines», raconte une des visiteuses, fille de la malade. «Elle a d'ailleurs été programmée et préparée, mais annulée à la dernière minute. Et encore, il lui a fallu un an avant d'être hospitalisée ici. Alors, nous nous en remettons à Dieu», confie-t-elle, le visage rongé d'inquiétude entre les mains. Ils sont nombreux, les patients à avoir fait les frais de ces «fausses alertes».
El Hadja, 70 ans, a ainsi été emmenée au bloc deux fois pour en revenir quelques minutes plus tard. «La troisième est toujours la bonne, n'est-ce pas ?», s'amuse, avec un sourire anxieux, Hakima, l'une de ses filles. Assis dans la chambre de la patiente dont le lit est vide, ses proches attendent d'avoir des nouvelles du déroulement de l'intervention. El Hadja souffre d'un cancer du colon. Elle attend depuis des mois son opération. Diabétique, hypertendue, sa survie à ces semaines d'attente relève, pour ses enfants, du prodige. «Sa force de caractère a compensé sa fragilité physique. Même s'il est évident que ce qu'elle a subi ici a fortement entamé son moral», concède son fils. Hakima poursuit : «La première fois, ils l'ont préparée la veille du jour J : diète, purge et tout le toutim. Annulée le matin même. La seconde fois, la plus révoltante, ma mère a même été transfusée, elle était prête pour l'opération. Annulée. Elle a mal vécu le fait qu'on se moque d'elle de la sorte.» Alors, pour ses enfants, El Hadja, qui s'en sort indemne, est une miraculée. «Endurer ce qu'elle a subi depuis l'année dernière et le dépistage de la maladie n'est pas une sinécure», assure Hakima.
Public ou privé, même déliquescence
Car avant d'avoir la «chance» d'être admis au CPMC et avant d'établir le protocole de soins des personnes atteintes de cancer, le temps et les épreuves sont longs et douloureux tant sur le plan moral que physique. «Au début de l'année, j'ai constaté une grosseur à mon bras.» Kaouther, la trentaine, est journaliste. Les crises et défaillances du système sanitaire en Algérie, elle connaît. Mais même en avertie, elle ne s'était assurément pas préparée à ce qui l'attendait. «Comme tout le monde, je suis allée consulter un généraliste, dans un centre de soins public. Seulement, entre-temps, grève des praticiens de santé publique», relate-t-elle. Il lui faudra attendre la fin mai pour que le diagnostic tombe : tumeur maligne. «Echographie musculaire, biopsie, IRM, analyses approfondies, radios diverses… tout cela m'a pris des mois. Pourtant, j'ai la chance de disposer du soutien de médecins, des proches parents.» Mais rien n'y fait. Pour avoir un rendez-vous pour un examen, il faut attendre des semaines. Quant au privé, non seulement les sommes demandées sont astronomiques, quelque 20 000 DA pour une IRM, mais le traitement infligé au malade est parfois pire que dans le public. «Je me suis vu répondre, dans un centre privé réputé, que les rendez-vous étaient bloqués pour cause de congé du médecin radiologue. Ou bien dans un autre que tel professeur est absent, et il ne consulte que le lundi. Et le tout, évidemment, servi avec froideur et détachement, agressivité même parfois», s'indigne la jeune femme. Quant aux résultats des différents examens, il faut prendre son mal en patience. Dans certains hôpitaux, les conclusions des biopsies ne sont disponibles qu'après plus d'un mois d'attente.
«Crimes contre l'humanité !»
«Quelle perte de temps ! Il est déjà assez dur et éprouvant d'apprendre ce qu'on risque. Alors, que dire du fait de ne pas savoir, et ce, des semaines durant», déplore, indignée, Kaouther. Et d'attendre encore, la peur au ventre. Et puis de patienter encore, le temps qu'on décide des soins. «D'autant que là, chaque jour a son importance. Ce n'est pas de la chirurgie esthétique !», s'alarme la jeune femme. L'urgence est là, à chaque seconde, à chaque cellule cancéreuse qui se multiplie, à chaque millimètre de tissu rongé par la maladie. Et Kaouther n'a de cesse de dénoncer l'incurie des pouvoirs publics. Pourtant, on annonce chaque année des budgets faramineux alloués à la santé. «Où sont ces milliards ? On ne les voit nulle part ! Ni dans le matériel ni dans l'hygiène et encore moins dans l'équipement, complètement obsolète», insiste-t-elle, faisant ainsi écho aux plaintes de milliers d'Algériens. «Lorsque le médecin a posé son diagnostic, il m'a vivement conseillé de me débrouiller une prise en charge à l'étranger. Là-bas, les opérations sont faites très rapidement, a argué le professeur en question», se remémore pour sa part Nadia. «Quelles sont les raisons qui font que l'Algérie ne dispose pas de scanners ou d'IRM qui puissent être disponibles rapidement pour ses citoyens les plus vulnérables ? Est-ce un problème de moyens ? De personnel ?», dit Kaouther, poursuivant sa douloureuse litanie. «L'on met inconsciemment la vie des gens en danger. Ce sont autant de crimes contre l'humanité, de meurtres perpétrés dans le silence», conclut-elle dans un hoquet. Ce n'est d'ailleurs pas le fruit du hasard s'ils sont nombreux, les malades et leurs familles, à avoir baptisé les longs couloirs jaune et blanc du CPMC «les couloirs de la mort»…
*(Par pudeur et discrétion, mais aussi par peur de «représailles», toutes les personnes qui témoignent dans ce reportage ont insisté pour garder l'anonymat. Tous les prénoms ont de ce fait été changés).
Ghania Lassal


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