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Lettre d'un frère «zigoto» à un cadre d'Etat trop rigolo!
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 04 - 07 - 2014

«Il y a trois richesses en Algérie : le pétrole, l'humour et le désespoir. A défaut de pouvoir partager le pétrole, le public partage l'humour et le désespoir»
Ali Guessoum[1]
J'ai hésité avant de prendre ma plume pour écrire cette lettre mais vu l'ampleur de la méchanceté gratuite, de la violence du propos et de l'insignifiance de la métaphore dont vous avez fait usage lors de votre dernière apparition publique (au passage, je signale à titre indicatif à mes lecteurs que le tutoiement est une règle canonique dans toutes mes correspondances formelles ou informelles fussent-elles d'autant qu'il confère à mes mots une certaine liberté de ton et à mon style une imparable modestie épistolaire mais je m'en prive à l'heure présente ici eu égard à la qualité de marque de mon destinataire!), je me suis arrogé le droit de tirer un coup franc légitime au nom des miens afin que je rende ma revanche contre la bêtise, la hogra et le déni, érigés en Algérie en un éternel sacerdoce dans les gestes et les discours, les manières et les comportements, les attitudes et les prises de positions. Ainsi espère-je trembler les filets de votre conscience et vous interpeller sur le grave impair langagier que vous veniez de commettre. Il y a des moments dans la vie où, faute d'être aux manettes du pouvoir, l'on s'efforce d'être cruciverbiste, polémiste, jongleur de mots et marchand de petites phrases dans l'arène de ces contresens, secrétés par des élites en panne d'idéal, de patriotisme et surtout d'inspiration. Cela devient d'autant plus pressant dans mon cas que le noble dessein de venir à bout de l'autisme de ceux qui tiennent le haut du pavé, nous toisent comme des nains du sommet de leur piédestal et s'entêtent à n'envisager le monde d'en-bas que sous la lorgnette de leur propre maroquin m'incite à passer outre les limites d'un simple devoir d'imprécation! C'est au demeurant plus qu'une obsession victimaire, je dirais même, un instinct de survie que de pondre un billet pareil dans cette Algérie rongée par le défaitisme, l'auto-dénigrement et la résignation des siens!
A vrai dire, s'il est une première vertu à cette missive, c'est qu'elle fut écrite en plein air, près des colombes et du bruit du monde et non pas au milieu du luxe insolent d'un hôtel! Certes, elle manque de solennité mais n'en demeure pas moins fraîche d'humilité, de pondération et de retenue. C'est ma manière de sublimer aussi bien la spontanéité du propos que la générosité de la nature, en évitant le traquenard de la malveillance et de l'étroitesse d'esprit, susceptibles de me forcer à verser dans l'invective, la calomnie, la délectation du mal et les surenchères verbales! Car, à mon sens là où le bât blesse dans cette affaire, c'est lorsque vos paroles se drapent dans la chaleur éphémère de l'intox et du mensonge, en ratant la cible des vrais problèmes dont souffrent nos compatriotes d'outre-mer : la diaspora mérite, à mon humble avis, un stimulus psychologique et un traitement de faveur en raison de son apport séculaire combien bénéfique à la communauté nationale et non plus ce genre de rappels à l'ordre moralisants, mesquins et déprimants! Elle mérite aussi un message de soutien dans ces terres occidentales où elle est assez souvent exposée aux stigmatisations, aux préjugés de toutes sortes et au racisme-maison! Cette aberration dont vous ne mesurez pas, me semble-t-il, les terribles incidences sur l'attractivité de la compagnie aérienne que vous gérez en tant que P.D.G, laquelle est déjà, il faut bien l'avouer, très célèbre ici ou ailleurs par son lourd palmarès d'anomalies et dysfonctionnements, est colossale. La diaspora algérienne que vous avez dénigrée en savait quelque chose, elle, qui fut d'ailleurs tout au long des dures épreuves qu'a traversés le pays et même jusqu'au jour d'aujourd'hui son unique et fidèle cliente! Il suffit de se rendre aux terminaux des aéroports internationaux pour que vous fassiez une idée plus précise sur l'ampleur du gâchis, en effet, ladite compagnie bat le record des retards sur tous les plans : accueil, gestion des ressources humaines, décalage inexpliqué des horaires des dessertes, manque d'organisation, corruption et absence terrible du marketing. Ce qui ternit non seulement son image auprès du public international mais celle du pays qu'elle représente! Or, je présume que vous avez hérité à contrecœur du «syndrome du casanier» lequel s'est, encore faudrait-il le rappeler, bien transmis, voire enraciné dans les gènes de nos responsables depuis les premières lueurs de l'indépendance pour ne pas vous en rendre compte, ce qui vous pousse nolens volens à refuser de quitter le strapontin de votre bureau et de regarder le monde moderne d'en face! Mon feu père, analphabète de son état, me répétait assez souvent qu'un commerçant est tenu de soigner autant que possible son langage, respecter ses clients, les entretenir et même les bichonner afin que son business soit très si prospère, les espagnols, eux, connus pour leur connaissance des lois du commerce maritime international disaient depuis belle lurette «el cliente es rey» (le client est roi) alors que vous cadre d'Etat en exercice, gérant d'une compagnie aérienne nationale, du reste propriété publique de tous les algériens d'ici et de là-bas dont le capital se ramène à des millions d'euros de chiffre d'affaires négligez l'abécédaire fondamental du business, et le comble, insultez vos clients en les qualifiant de zigotos!
Terrible, affligeant et même pathologique à ce stade-là de responsabilité de se livrer à un tel réquisitoire infamant! Sous d'autres cieux où la loi se respecte et les institutions sont amenées à se conformer aux armoiries étatiques placées à leurs frontons, le confort ainsi que la dignité du citoyen-client passent inéluctablement prioritaires devant le poste d'un responsable aussi puissant fût-il! De plus, un procureur de la république se saisira vite et d'office de l'affaire, et vous, en tant que responsable coupable de diffamation publique serez esté le plus normalement du monde en justice! Or, en Algérie, pays des incohérences, rien n'en fut! Comble d'ironie, ce genre d'épithètes est souvent passé sous silence, parfois toléré et rarement critiqué! Par ailleurs, j'ai beau chercher dans les déclinaisons de votre phrase un minimum de bon sens ou de lucidité, il ne s'en est dégagé hélas qu'une odeur de fabulation, une envie si déréglée, vorace et même orpheline de médire, des relents du nombrilisme et d'égocentrisme, une singulière aversion envers les autres, une démagogie d'égouts, de l'ostracisme et même des pincées de jalousie!Comment pourrait-il en être autrement Mr le responsable du moment qu'aucune explication formelle n'était venue apaiser la colère de ceux qui ont subi la nocivité de cet impair de marketing? Il paraît que vous avez la mémoire courte, je vous invite donc avec courtoisie à vous replonger ne serait-ce qu'un instant la tête dans le glorieux passé de notre pays. Les pérégrinations historiques nous aident parfois à nous situer dans le temps et l'espace : ne fut-ce pas du ventre de cette diaspora qu'était née l'Etoile Nord-Africaine, le plus vieux parti du Maghreb dont furent issus les nationalistes algériens? Ne fut-ce pas par là aussi que la Fédération de France du F.L.N présidée par Ali Haroun et feu Mohammed Boudiaf (1919-1992) a pu donner un second souffle à la révolution de novembre 1954? Et n'est-ce pas dans les rangs de cette émigration que la plupart des jeunes beaux, dynamiques et étincelants de vitalité qui nous ont honoré dans l'aventure de ce Mondial en défendant les couleurs nationales sont venus? Il est injuste de ne pas se rappeler au bon souvenir de cette épopée fraternelle que notre émigration a su tisser avec un dévouement sans pareil au fil des décennies pour ne s'inquiéter que de préserver le tarif d'un billet d'avion, c'est mesquin!
De plus, il n'est point de votre ressort de vous poser en quelconque donneur de leçons de nationalisme à cette diaspora dont les antécédents épiques sont bien éloquents. Si notre pays se prosterne aujourd'hui au chevet d'un grabataire, c'est justement parce que cette émigration-là est tenue à distance, négligée, humiliée, manipulée, critiquée, vilipendée et dénigrée par des responsables ayant récité son oraison funèbre par contumace! Pour preuve, la présence de la diaspora si tant est qu'elle fût possible, était perçue depuis l'indépendance nationale comme encombrante à bien des égards, la peur de nos gouvernants de la conscience aiguë de celle-ci, la frilosité de notre tissu communicationnel, notre manque d'ouverture au monde, l'incompétence managériale de nos cadres et l'illégitimité patente de notre nomenclature politique nous ont relégué au rang des pays les plus fermés, voire, xénophobes! Vous n'êtes pas sans savoir que la tumeur de la guerre civile (1992-2000) et l'étiquette du «pays à risques» qui nous a été collée aux basques par des chancelleries occidentales au fond impérialiste, versatile et mercantiliste ont fait d'Alger une des capitales les plus boycottées de toute la planète! On a marché au bord de l'abîme en même temps que les uns atteints par le vice de l'arrogance affirmaient «se tromper du peuple», et les autres traitaient ce dernier de «ghachi» ; déformation machiavélique ayant pour équivalent en français «gâchis»! A cette même époque, les nations modernes du Nord et les pays émergents de l'Asie et de l'Amérique Latine s'ouvrent au multiculturalisme, au melting-pot des races et à la diversité! La patrie n'est pas question du sol mais une passion du cœur, une lueur d'esprit et un agrégat de souvenirs! Le résistant palestinien Ghassan Kanafani(1936-1972) écrit dans son roman «Retour à Haifa» qu'elle (la patrie) vit à l'intérieur de nous-mêmes, dans nos tripes et dans notre cœur sans qu'il soit forcément nécessaire que nous vivions en elle! Et puis, «l'Indigène» Bachagha Boualam (1906-1982) n'avait-t-il pas renié le pays qui l'a vu naître alors que «le martiniquais» Frantz Fanon (1925-1961) s'est disculpé des crimes de l'Empire colonial pour adhérer à «cette Algérie des braves» et rejoindre le F.L.N où il fut une cheville ouvrière? L'histoire nous enseigne qu'un pays qui ne s'enorgueillit pas de sa diversité et de ses racines, avance inéluctablement vers sa propre destruction! Les frères «zigotos» que vous invitez inopinément à assumer leur choix de s'installer à l'étranger où la plupart de vos pairs, et peut-être vous-même avez des appartements, des villas et des biens ne déclarent jamais forfait et sont prêts à tout moment d'exposer sans appréhension aucune les dessous de leurs pensées, exprimer leur amour de cette Algérie blessée et s'attacher plus à son parfum quitte à offenser tous ceux qui se livrent avec sadisme à leur flagellation. C'est pourquoi, une fois le droit de réserve et la déontologie du travail foulés au pied, ce qui fut votre cas, le bon sens exige du fautif que vous êtes qu'il démissionne de son poste ou, du moins, qu'il donne des excuses publiques ou à la longue verser un dinar symbolique à cette diaspora en signe de respect à ces millions d'algériens «zigotos» qui sont pourtant sortis par milliers célébrer la qualification historique de notre équipe nationale aux huitièmes de finale du Mondial au point de provoquer le courroux de l'extrême droite! Par un tel geste (démission), un cadre d'Etat exprime, à mon humble avis, un acte responsable et citoyen envers son peuple. Ce qui donnera du lustre, du panache et de la stature à l'institution qu'il représente.
Cordialement, votre frère Zigoto!
Kamal Guerroua, universitaire
[1]-Entretien in Afrik.Com le 5 mars 2011, cité par Tarik Ghezali, Reve algérien, chronique d'un changement attendu, l'Aube, Paris, 2012


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