L'incarcération des cinq généraux-majors et d'un colonel, responsable régional (Oran) de la sécurité de l'armée, a fait l'effet d'un séisme. Dans les rangs de la muette, elle constitue le principal sujet de discussion et suscite aussi bien l'inquiétude que l'appréhension, dans une conjoncture très difficile, où l'institution militaire est appelée à plus de mobilisation pour faire face aux dangers qui menacent les frontières du pays. Il faut dire que les conditions dans lesquelles les hauts gradés ont été poursuivis et placés en détention ont choqué plus d'un, révèlent des sources sécuritaires, même si pour nombre d'entre elles, «le train de vie des mis en cause renvoie à un enrichissement illicite». En fait, depuis l'affaire de feu le général Beloucif, au début des années 1990 (poursuivi et condamné par le tribunal militaire pour «corruption» et «dilapidation de deniers publics»), la muette a toujours lavé son linge sale en famille. C'est la première fois qu'elle le fait en public. Y a-t-elle été obligée ? Probablement. Le chef d'état-major de l'ANP et vice-ministre de la Défense nationale, Ahmed Gaïd Salah, «ne semble pas le seul ordonnateur». Il suffit de s'arrêter sur les généraux-majors incarcérés pour comprendre que la décision d'aller jusqu'à l'incarcération résulte d'un compromis qui tient compte aussi bien de l'équilibre régional que de l'allégeance. Ainsi, nous retrouvons deux chefs de Région originaires de l'Ouest : Lahbib Chentouf (ex-chef de la 1re Région militaire) et Menad Nouba (ex-patron de la Gendarmerie nationale) ; deux généraux-majors de l'est du pays : Boudjemaa Boudouaouar (directeur central des finances) et Abderrazak Cherif (ex-chef de la 4e RM) et un général-major du Centre, ou plutôt de la Kabylie : Saïd Bey (ex-chef de la 2e Région militaire). Le deal, c'est aussi de se délester de ses alliés pour pouvoir poursuivre les intouchables qui échappent au contrôle. Ainsi, Lahbib Chentouf est connu de tous comme étant «proche de la famille Bouteflika» et son nom a même été cité comme successeur du chef d'état-major, tout comme l'a été Saïd Bey, présenté d'ailleurs comme «une tête dure». Les autres – Abderrazak Cherif, Boudjemaa Bouadouaouar et Menad Nouba – font partie des hommes de confiance du chef d'état-major et même de ses protégés. S'ils ont duré aussi longtemps à leurs postes, c'est grâce à lui. L'affaire Kamel Chikhi, dit «le Boucher», principal accusé dans l'affaire des 701 kg de cocaïne, a été certes une aubaine pour débarquer les deux trublions – Lahbib Chentouf (à la tête de la 1re RM) et Said Bey (à la tête la 2e RM) – d'où l'information sur le magnat de l'immobilier et ses connexions avec les plus hauts responsables de l'administration aurait dû émaner pour anticiper sur les événements. Mais l'enquête ne s'est pas arrêtée là. Les noms de Boudjemaa Boudouaouar, directeur des finances et président de la commission des marchés ; de Abderrazak Cherif, chef de la 4e RM et de Menad Nouba, patron de la gendarmerie, proches collaborateurs du chef d'état-major de l'ANP, sont cités. Le rapport de l'enquête est ahurissant. D'abord sur Abderrazak Cherif, qui aurait amassé une fortune colossale grâce à sa proximité avec des entrepreneurs et des hommes d'affaires par l'intermédiaire de son fils ; ce dernier aurait même joué un rôle pour permettre à Kamel «le Boucher» d'obtenir des marchés d'approvisionnement des casernes de Ouargla en viande. C'est aussi le fils de Lahbib Chentouf que l'on retrouve sur les enregistrements vidéo des caméras de surveillance installées par Kamel Chikhi dans ses bureaux où, souvent, les affaires se traitaient. On évoque dans le rapport les activités suspicieuses des sociétés créées par les enfants de l'ex-chef de la 1re RM. Les mêmes faits sont reprochés à Saïd Bey (ex-chef de la 2e RM), dont les affaires, notamment avec certains promoteurs immobiliers de l'Ouest, lui auraient permis d'ériger une fortune colossale. Très proche du vice-ministre pour avoir été, durant plus d'une décennie, son directeur financier et président des commissions des marchés au ministère de la Défense, Boudjemaa Boudouaouar aurait été compromis par non seulement les caméras de Kamel Chikhi, mais aussi par un train de vie des plus luxueux. Sa fortune est passée du simple au triple en quelques années seulement et tout son entourage était étonné de cette fulgurante ascension sociale. La question qui reste posée est de savoir comment ces hauts gradés ont pu commettre autant de délits – «corruption», «enrichissement illicite» et «trafic d'influence» – durant de longues années sans que leur hiérarchie n'en soit informée ? Peut-on croire que le patron de la sécurité de l'armée ait fermé les yeux ou n'ait rien su ? Difficile à admettre. On se demande aussi si son limogeage, en août dernier, est lié à cette affaire. En tout cas, c'est à son initiative que le colonel régional de son service à Oran, incarcéré avec les généraux-majors, a été démis de ses fonctions il y a moins d'une année. Est-ce pour les mêmes faits ? On n'en sait rien. Ce qui est certain, c'est que le patron de la sécurité de l'armée n'a pas été inquiété comme l'ont été les hauts gradés placés en détention par le tribunal militaire de Blida. Cette affaire risque de faire beaucoup de mal et, déjà, certains évoquent des vices de forme. Le tribunal de Blida serait, selon eux, «incompétent» pour mener l'instruction parce qu'au moins trois des mis en cause ont travaillé dans sa circonscription.