Pendant que les médias et l'opinion algérienne privilégient le coronavirus, une série de changements frappe l'appareil politico-militaire. Voulus par le président Tebboune, ils sont parfois difficiles à déchiffrer. CONFLITS POLITIQUES JEAN-PIERRE SERENI 4 MAI 2020 https://orientxxi.info/magazine/ En trois semaines, trois des principaux services de renseignement et de sécurité ont changé de responsables : la Direction centrale de la sécurité de l'armée (DCSA) qui surveille les militaires, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui est la véritable police politique du régime et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) vouée au contre-espionnage, qui suit les opposants politiques actifs à l'étranger et se charge des négociations diplomatiques secrètes. Le ministère de la défense a été réorganisé et le haut commandement remanié. Le 4 avril 2020, la nomination d'un adjoint au directeur de la DGSI ne retient pas l'attention des médias. Le général Abdelghani Rachedi, jusque-là à la tête de l'Institut des hautes études de la défense nationale, dont la principale activité est d'inviter des conférenciers étrangers, est un second qui dispose cependant de «larges prérogatives». Huit jours plus tard, il remplace son directeur le général Wassini Bouazza, qui passe en une journée le 13 avril de son bureau à la prison militaire de Blida. Le lendemain, Rachedi est installé en grande pompe dans ses fonctions sous l'œil des caméras d'ENTV, la télévision d'Etat, une première dans l'histoire des services secrets algériens. Le chef d'état-major, Saïd Chengriha, qui préside la cérémonie, ordonne aux agents de la DGSI «d'obéir» à leur nouveau chef et de ne pas «saboter» la politique du président Abdelmajid Tebboune «conformément au règlement militaire». Bouazza est accusé d'avoir empiété sur les platebandes de la Direction centrale de la sécurité de l'armée (DCSA), en enquêtant sur un des six commandants de région militaire que compte le pays. Surtout, il passe pour l'inspirateur d'une ligne dure à l'égard du Hirak, le mouvement populaire qui a défilé pendant un an dans les rues d'Alger et des grandes villes et a cessé à la mi-mars par peur du coronavirus. Et, enfin, il avait un contentieux personnel avec Tebboune, ce sont ses services qui auraient balancé les fameuses «boules puantes» durant la campagne électorale présidentielle à l'automne 2019 contre Khaled Tebboune, fils du candidat, accusé de trafic de drogue, et contre d'autres supporters du candidat. Bouazza et derrière lui le général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah ont-ils eu des doutes tardifs sur leur champion à la présidentielle et ont-ils voulu changer de cheval au milieu du gué? Durant quelques jours, Azzeddine Mihoubi, ancien ministre et candidat aux présidentielles au nom d'un parti moribond, le Rassemblement national démocratique (RND), a fait figure in extremis de nouveau favori, soutenu, dit-on, par l'Arabie saoudite, avant de s'effondrer dans les urnes. Le mois précédent, fin mars 2020, le général major Sidi Ali Ould Zemerli est restauré dans ses fonctions de directeur de la DCSA, qui a en charge la surveillance des militaires et qui enquête aujourd'hui sur Bouazza. De même, le général major Mohamed Bouzit, alias Youcef, fait un retour inattendu à son poste après un an de «vacances» à la DGSE. Pourquoi ces deux restaurations? Les deux généraux avaient été renvoyés par Ahmed Gaïd Salah, mort le 23 décembre 2019, véritable proconsul de l'Algérie entre avril et décembre 2019. A-t-il réglé alors des comptes qui remontaient au mouvement de l'été 2018 qui a limogé une douzaine de généraux en charge des plus hauts postes de l'armée et de la gendarmerie, dont cinq généraux majors emprisonnés sans procès? C'est à cette époque que le général major Saïd Chengriha a été nommé commandant des forces terrestre, succédant à Gaïd après sa mort. Mais avec des pouvoirs rétrécis. Il reste officiellement «intérimaire», dans l'attente d'un titulaire qui ne vient pas. Et, à la différence de son prédécesseur, il n'est pas vice-ministre de la défense. Dans un récent décret, Abdelmajid Tebboune, qui cumule comme ses prédécesseurs la présidence avec le portefeuille de ministre de la défense, a renforcé les pouvoirs du secrétaire général du ministère qui le représente et coiffe désormais toutes les directions centrales «à l'exception de l'état-major». Visiblement, le général Chengriha est sous surveillance, il garde ses prérogatives et son autonomie, mais ne succède pas à Gaïd dans tous ses pouvoirs, loin de là. Dans l'armée, il y a eu au printemps deux nominations importantes à l'armée de terre et à l'état-major. Le Commandement des forces terrestres (CFT) est allé au général major Amma Athmania, jusque-là commandant de la 5e région militaire (Constantine). Le CFT a la main sur le gros de l'armée algérienne qui reste, pour l'essentiel, une armée terrestre, l'aviation et la marine ayant une importance plus qualitative que quantitative. Le chef d'état-major Chengriha a sans doute voulu confier le poste à un officier général qui avait sa confiance. Il a rompu pour cela avec une vieille règle qui voulait que le chef de la 3e RM, le général major Moustapha Smaïli qui, face au Maroc — l'ennemi traditionnel — concentre le gros des forces terrestres, succède au commandant de la CFT. À la tête de gros bataillons, les deux chefs, malgré la subordination du second par rapport au premier, peuvent avoir des vues divergentes sur des questions proprement militaires. Mohamed Kaidi, le plus jeune général major de l'armée, a été nommé chef du département «emploi-préparation» qui correspond au 3e bureau classique d'une armée européenne en charge des «opérations», le seul capable de monter techniquement un coup d'Etat. Il remplace le général major Mohamed Bachar. Là encore, il peut y avoir eu des divergences militaires entre Chengriha et Bachar. Mais il peut aussi s'agir d'un manque de confiance entre deux hommes, Chengriha et Bachar, qui ne travaillaient pas ensemble avant le 23 décembre 2019, date de la mort de Gaïd. Bachar a été nommé un mois plus tôt, le 11 novembre 2019, pour succéder au général major Cherif Zerrad, en place depuis de nombreuses années, «limogé» par Gaïd, sans explication. Des journaux l'ont accusé de complicité avec un député d'Annaba en froid avec la famille de Gaïd; d'autres lient son fils à un scandale foncier avec la famille d'Abdelghani Hamel, l'ancien directeur général de la sûreté nationale. En pleine campagne électorale, la cause de la brouille a sans doute à voir avec le choix du candidat. Zerrad était-il favorable à un autre candidat que celui soutenu par Gaïd? Le président et le chef d'état-major semblent bien décidés à liquider l'héritage Gaïd dans les services. Procèdent-ils ensemble à une épuration de son clan pour relancer la réforme constitutionnelle et la refondation politique du régime après la fin de la pandémie du coronavirus comme l'espère une partie de la presse francophone algérienne prompte à voir dans Bouazza le responsable des malheurs des libéraux? Début de réponse, le jeudi 16 avril, la cour d'appel de Bordj-Bou-Arreridj relaxe 15 militants accusés d'avoir cherché à saboter l'élection présidentielle. Et les autres qui restent en prison? Ou Chengriha renforce-t-il sa base dans l'armée pour peser dans la suite des évènements? Signe que le président ne lui fait pas pleinement confiance, il reste «intérimaire». À cela une raison : Tebboune ne l'a pas choisi, mais a dû respecter l'ordre de succession propre à l'institution militaire, le commandant des forces terrestres succède au chef d'état-major qui part. Mais il existe peut-être une dimension budgétaire à la crise. Le budget de fonctionnement du ministère de la défense représente le quart des dépenses de fonctionnement de l'Etat, sans compter les achats d'armes à l'étranger à la charge du Trésor et qui représentent, bon an mal an, entre 1 et 2 milliards de dollars (900 millions et 1,8 milliard d'euros). Au total, 11 à 12 milliards de dollars (9,91 à 10,82 milliards d'euros) cette année seront consacrés à l'armée. C'est beaucoup pour des recettes extérieures qui seront à peine de l'ordre de 20 à 25 milliards de dollars (18 à 22,5 milliards d'euros) en 2020. Il est clair que la crise pétrolière et la pandémie vont obliger à des économies. Un passage de l'éditorial d'El Djeich, le mensuel de l'Armée nationale populaire (ANP), tend à montrer que l'establishment militaire n'y est pas enclin : Tebboune est-il prêt à continuer à financer l'armée sur le même pied qu'aujourd'hui? Visiblement ce n'est qu'à cette condition qu'il bénéficiera de son soutien. Quatre mois après son arrivée à la présidence de la République et la mort de Gaïd Ahmed Salah, Tebboune n'en finit pas de s'installer peu à peu au pouvoir. Il a suspendu la réforme constitutionnelle annoncée le 8 janvier qui selon un membre de la Commission démissionnaire, maintient en gros le statu quo. Il ne reçoit plus de personnalités politiques indépendantes et se consacre ostensiblement à la lutte contre la pandémie du coronavirus qui a déjà fait 459 victimes au 3 mai. Le Hirak, le mouvement populaire, a cessé depuis la mi-mars. Nul ne sait s'il reprendra un jour. Les vieilles méthodes reviennent en force. La répression contre les journalistes et les médias s'accentue : un nom connu de la profession, Khaled Drareni, est en prison depuis la mi-mars. Le site internet du groupe Maghreb Emergent se voit privé d'accès à partir de l'Algérie parce que «son financement n'était pas conforme». En réalité, comme l'a finalement reconnu le ministre de l'information, il paie la publication la semaine précédente d'un article très critique de son patron, Ihsane El-Kadi, sur le bilan des «100 jours» du président de la République. Au ministère des finances, le directeur général du budget est limogé pour s'être opposé à Tebboune du temps où ce dernier était l'inamovible ministre de l'habitat du président Bouteflika (2000-2017). Au ministère des affaires étrangères, c'est le responsable du protocole qui est congédié pour avoir osé réclamer à un obscur conseiller technique à la présidence une lettre à l'appui d'une demande de passeport diplomatique pour un vieux général à la retraite… Les mauvaises habitudes ont décidément la vie dure. JEAN-PIERRE SERENI Journaliste, ancien directeur du Nouvel Economiste et ex-rédacteur en chef de l'Express.