L'héroïne du roman d'El-Bahdja Sari s'appelle Bouchra. Tout le monde l'appelle Bouba. La fillette de 12 ans vit avec ses parents et ses frères dans un village sur les hauteurs de Batna. L'adolescente est retirée de l'école par son père qui estime qu'une fille doit apprendre à tenir une maison et se préparer à son futur rôle d'épouse et de mère. Bouba est catastrophée. Elle tente de négocier son retour sur les bancs du savoir mais son père est intransigeant. «C'était sans appel. Je compris, la mort dans l'âme, que, dorénavant, ma place était à la maison et non sur les bancs de l'école et que je devais mettre définitivement en berne ma curiosité et mon appétit d'apprendre. Adieu livres et cahiers. Bonjour tristesse. Bonjour les ténèbres.» Bouba, qui aspirait à poursuivre ses études, est rattrapée par la société conservatrice et patriarcale dans laquelle elle vit. «Dans notre tradition, toutes les jeunes filles sont soumises à l'autorité paternelle jusqu'à leur mariage pressenti et conclu souvent sans leur consentement. Il arrive même qu'elles soient promises à leur naissance à un garçon de leur entourage en raison d'un lien de parenté ou d'une affinité particulière avec telle ou telle famille.» Bouchra a 15 ans lorsque son frère Bilal voit le jour. Le petit a une santé fragile, et la famille quitte la montagne pour s'installer au centre-ville de Batna, à proximité d'un hôpital. Cet exode vers la ville sera très dur à supporter pour la petite famille. «La grisaille s'installa. Pour nous, fini toutes ces collines verdoyantes, ces paysages à couper le souffle qui s'étendaient à perte de vue dans un silence monacal et revigorant, fini aussi les champs, véritables palettes où le jaune, l'ocre, le rouge et le vert se côtoyaient.» La précarité guette les nouveaux citadins. Le père de Bouba, éleveur de bétail, est sans travail. Ses économies fondent comme neige au soleil. Il finit par s'installer dans une minuscule boutique et travaille comme cordonnier. Les journées de Bouba sont mornes et plates. Entre corvées ménagères et brimades de la part de ses frères, elle étouffe. La jeune fille est toutefois autorisée à rendre visite à sa tante Mouna, une femme iconoclaste qui vit seule après de nombreuses années passées en Belgique. «Cette sortie m'était devenue nécessaire car elle était pour moi une récréation, une bouffée de liberté qui me faisait oublier la monotonie de mon quotidien, le temps d'un après-midi.» Un jour, un jeune homme l'aborde dans la rue. Adel, c'est son nom, lui dit qu'il a eu son bac au lycée de Batna et qu'il travaille actuellement dans une usine de stylos. Le couple se retrouve régulièrement en secret pour discuter. Très vite, la jeune fille s'attache à lui. « Il avait le don de me faire parler et, en un laps de temps très court, il connaissait tout de ma vie. Je saisissais n'importe quel motif pour sortir et aller chez ma tante Mouna uniquement pour le voir... Je devais rester prudente car Bilal, qui gardait sur moi un ascendant de grand frère bien qu'il fût mon cadet, surveillait mes sorties et n'hésitait pas, quelquefois, à me suivre lorsque ma mère m'envoyait faire les courses.» Puis, arrivent de gros nuages. Un drame s'abat sur la famille. Le père de Bouba, atteint de la maladie d'Alzheimer, décède suite à un accident. La situation se corse pour Bouba. Ses frères se transforment en gendarmes, lui rendant la vie infernale. «Après le décès de mon père, commença pour moi une période de censure, je n'avais pas le droit de m'exprimer. Plus le droit de sortir, plus le droit de m'habiller comme les filles de mon âge sans m'attirer les foudres de l'un ou l'autre de mes frères à qui ma mère, devenue veuve, avait donné toute l'autorité pour me surveiller... La règle était qu'une fille devait vivre sous l'autorité d'un homme : père, frère, cousin... un point c'est tout, gare à elle si elle sortait des rangs !» Hélas, tel un loup, Adel guette sa proie. Il sait que Bouba est fragile. Il n'ignore pas non plus qu'elle en pince pour lui. Il lui propose alors de se rendre avec lui à Alger où sa tante Badra l'hébergera. Elle pourrait s'inscrire dans un centre de formation de coiffure et obtenir enfin un diplôme. Lui-même est sur le départ vers la capitale où il prétend avoir trouvé un travail mieux rémunéré. «J'étais tellement sous son emprise que je l'aurais suivi n'importe où.» Bouba fugue de chez elle à l'aube et prend le train pour Alger avec son futur bourreau. «Ce jour-là était beau parce qu'il avait l'odeur de la liberté. J'étais en captivité dans une cage et Adel, l'ami qui me voulait du bien, m'en avait ouvert la porte.» Au moment où elle quitte Batna, Bouba ignore qu'elle s'apprête à basculer vers l'enfer. Un univers de prostitution et de déchéance, dont elle ne suspectait pas l'existence, l'engloutit. «...Je découvris la triste réalité du monde. Et c'est sous la contrainte et le chantage que j'ai été propulsée dans l'univers de la déchéance et de la violence morale. J'ai chevauché l'extrême en exerçant ''le plus vieux métier du monde'' (...) Je suis devenue l'esclave d'hommes venus acheter du sexe (...) le plus souvent, des fonctionnaires travaillant à la poste, à la banque ou dans d'autres bureaux, des hommes mariés (...)» Combien de temps Bouchra supportera- t-elle cette situation avilissante ? Et si avaler des cachets pour s'endormir et ne plus subir ce cauchemar était la seule alternative pour en finir ? Les réponses sont dans ce roman inspiré de faits réels. Soraya Naili Le pantin rêveur d'El-Bahdja Sari. Editions Dalimen. 2021.257 p. 1 000 da.