Que n'a-t-on chant� la continuit� r�publicaine, le 8 mai, en voyant Nicolas Sarkozy et Fran�ois Hollande c�te � c�te devant la flamme du Soldat inconnu ! Une semaine apr�s, le 15 mai, le nouveau pr�sident de la R�publique fran�aise d�livrait un autre signe symbolique en rendant hommage � la m�moire de Jules Ferry (et de Marie Curie). Pourquoi, donc, et en quoi Jules Ferry constituerait- il un symbole de continuit� r�publicaine ? Parce que le fondateur de l'�cole �gratuite, obligatoire, la�que�, invoqu� et revendiqu� par la droite comme par la gauche, est celui-l� m�me qui inspira � Nicolas Sarkozy son envol�e sur �le drame de l'homme africain (qui) n'est pas assez entr� dans l'histoire�, et � Glaude Gu�ant sa profession de foi : celle d'une hi�rarchie des civilisations, martel�e le 4 f�vrier dernier � l'Assembl�e nationale, devant un parterre d'�tudiants de l'UNI (Union nationale interuniversitaire, proche de la branche �extr�me� de l'UMP). Pour �tre pr�cis, Claude Gu�ant avait d�clar� : �Contrairement aux socialistes, je pense que toutes les civilisations ne se valent pas !� De l� � donner raison � ceux pour qui Jules Ferry �tait loin d'�tre socialiste, il n'y a qu'un pas, franchissable � souhait, si l'on se r�f�re au fameux discours prononc� le 28 juillet 1885 � la tribune de la Chambre des d�put�s, attribuant avant l'heure un �r�le positif (�) la colonisation�, discours que d'autres, 120 ans plus tard, consid�reront comme la premi�re le�on du droit d'ing�rence : �Il faut dire ouvertement qu'en effet les races sup�rieures ont un droit vis-�vis des races inf�rieures (...) qu'il y a pour les races sup�rieures un droit parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inf�rieures.� Tel est le lien instaur�, comme par inadvertance, entre l'ancienne pr�sidence de la R�publique et la nouvelle : Jules Ferry, symbole de la continuit� r�publicaine. Quand on sait ce que Charles-Andr� Julien disait de ce discours (�le premier manifeste imp�rialiste qui ait �t� port� � la Tribune !�), il y a en effet de quoi s'�mouvoir devant cet hommage que le deuxi�me pr�sident socialiste de la Ve R�publique a, le jour m�me de son investiture, rendu � Jules Ferry. Evidemment, ce que l'�cole de la R�publique doit � l'homme reste un inestimable acquis historique, mais je n'arrive pas � me d�faire de cette r�f�rence : Ferry me fait penser � Voltaire, sempiternellement encens� pour sa �tol�rance� par les d�mocrates de tout poil, faisant ainsi l'impasse sur sa passion antijuda�que qui l'am�ne � avouer que, m�me pour taper sur les Juifs, c'est �� regret (qu'il) parle des Juifs�... L'autre hommage, � Marie Curie, s'explique plus ais�ment : symbole de l'�immigration positive �, la Nobel de physique (1903) puis de chimie (1911) est l'une des deux seules femmes, nous rappelle l'historien de l'�ducation, Claude Leli�vre, figurant sur la �liste des 22 personnages consid�r�s comme� constitutifs d'une culture et d'une conscience nationales, �cit�s dans les programmes de 1995 pour l'�cole �l�mentaire�, liste �labor�e par le ministre de l'Education nationale de l'�poque, un certain Fran�ois Bayrou. La deuxi�me femme n'est autre que... Jeanne d'Arc. Autrement dit une figure de l�gende, un personnage format� du roman national pour (�)lecteurs en mal d'identit�. Mais pourquoi Jules Ferry ? Et pourquoi pas, malgr� tout, Georges Clemenceau, lui qui, deux jours apr�s le fameux discours du premier th�oricien du droit d'ing�rence � l'Assembl�e nationale, donnera cette r�plique cinglante, � la m�me tribune : �Voil�, en propres termes, la th�se de M. Ferry, et l'on voit le gouvernement fran�ais exer�ant son droit sur les races inf�rieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races sup�rieures ! Races inf�rieures ! C'est bient�t dit. Pour ma part, j'en rabats singuli�rement depuis que j'ai vu des savants allemands d�montrer scientifiquement que la France devait �tre vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Fran�ais est d'une race inf�rieure � l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde � deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inf�rieure !...� C'est ce qu'aurait d� faire exactement Claude Gu�ant, le 4 f�vrier 2012 : �regarder � deux fois avant de (se) retourner� vers son auditoire de la m�me Assembl�e nationale, et de d�cr�ter que �toutes les civilisations ne se valent pas�... Jules Ferry versus Georges Clemenceau. Les mots du premier figur�rent longtemps dans les manuels scolaires ; les mots du second, eux, furent jug�s par les historiens institutionnels nuls et non avenus. Pourtant, celui qui les pronon�a fut pr�sident du Conseil, et m�me, 105 ans avant Claude Gu�ant, ministre de l'Int�rieur. On le surnommait le tombeur de minist�res, celui notamment de Jules Ferry, mais pour l'histoire, il restera le Tigre. Et si la �m�moire ouvri�re � a retenu de lui la r�pression f�roce d'une gr�ve de mineurs dans le Pas-de-Calais, on a tendance � oublier qu'il fut aussi un des plus s�rs d�fenseurs de Dreyfus et un farouche adversaire de la censure. Quant � la violence et aux crimes, d�nonc�s par Clemenceau et que la loi du 23 f�vrier 2005 tentera, mais en vain, de faire passer en pertes et profits sur le compte des �bienfaits de la colonisation�, voici le conseil d�livr� le m�me jour par le Tigre � l'adresse des d�put�s partisans de Jules Ferry : �Regardez l'histoire de la conqu�te de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes d�cha�n�s, l'oppression, le sang coulant � flots, le faible opprim�, tyrannis�... ! Voil� l'histoire de votre civilisation ! (...) Et c'est un pareil syst�me que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l'Homme ! Je ne comprends pas que nous n'ayons pas �t� unanimes ici � nous lever d'un seul bond pour protester violemment contre vos paroles...� 127 ans apr�s, d'autres citoyens, ayant vot� pour Fran�ois Hollande, n'auront pas compris non plus que le 15 mai 2012 soit honor�e la m�moire de celui qui aura inspir� le retour en gr�ce de la th�se de l'in�galit� des civilisations. In�galit� qu'un autre Ferry, pi�tre co�ncidence patronymique, confirmera du haut de sa chaire virtuelle, se disant, bravache, �pr�t � parier qu'en leur for int�rieur, nos �l�phants du PS pensent exactement la m�me chose !� ( Le Figaro, 8-2- 12). Avant le jour de l'investiture, il restait � esp�rer qu'au moment de prononcer l'�loge de Jules Ferry, le pr�sident de la R�publique fran�aise, Fran�ois Hollande, aura une pens�e, voire un mot, pour le �tombeur de minist�res�. Cela fut le cas : apr�s avoir �voqu� Clemenceau et sa furieuse opposition au volontarisme colonial de Jules Ferry, le chef de l'Etat a rassur� son monde en qualifiant ce volontarisme de �faute morale et politique�. Dont acte. S. G. Salah Guemriche est l�auteur de Alger la Blanche, biographies d'une ville(Perrin), Dictionnaire des mots fran�ais d'origine arabe, (Points-Seuil), 2012 � Texte paru dans Le Monde Id�esdu 17.05.2012