Par Youcef Mehenni Youcef Mehenni, diplomate de carrière, membre de l'ALN dans la Wilaya III dès la première heure, évacué en 1957 vers la Tunisie pour soigner une maladie contractée dans les djebels, évoque dans cette brève contribution la solidarité avec la Révolution algérienne de peuples amis. 1959. De Gaulle est au pouvoir. La guerre fait rage en Algérie. L'ALN s'adapte et résiste. Le FLN, animé par de remarquables personnalités décidées à s'imposer sur la scène internationale, tisse des relations avec des Etats solidaires, de l'extrême Asie au continent américain. Les pays socialistes ne sont pas en reste. Ils accueillent et soignent nos blessés et nos malades. Les médecins de l'ALN sont sur tous les fronts, mais les structures de soins dont ils disposent ne sont pas outillées pour prendre en charge les cas lourds qui se présentent tous les jours. Les hôpitaux tunisiens ont toujours répondu à nos demandes d'aide, mais ils sont souvent dépassés par l'ampleur de la tâche. Dans différents hôpitaux de Tunis, les médecins de l'ALN : Heddam, Franz Fanon, Hassan Abdelouahab, Martini, Chaulet, Nekkache, Ghiat, Bouchouareb assistent leurs confrères tunisiens de leur mieux. Je rejoints l'ALN en 1955, dans la vallée de la Soummam, plus exactement sur les hauteurs de Sidi Aïch. Les conditions climatiques difficiles et nos conditions de vie fragilisent la santé de nombreux compagnons. Très tôt, je contracte une maladie pulmonaire. Malgré mon état de santé, je reste au maquis jusqu'à la fin de l'année 1957, jusqu'au moment où ne pouvant plus suivre les déplacements des unités combattantes, Amirouche, alors coordinateur des opérations de l'ALN, me désigne comme commissaire politique. Je suis moins astreint à l'extrême mobilité qu'Amirouche impose à ses compagnons. Mon état de santé s'aggrave au bout de quelques mois. Il m'envoie en Tunisie, ainsi que deux autres camarades atteints, comme moi, de tuberculose pulmonaire. Le voyage jusqu'en Tunisie est difficile. Mes compagnons et moi-même marchons sans désemparer. L'OCFLN démontre son efficacité. Tout est fait pour nous éviter les mauvaises rencontres. La population nous loge et nous nourrit. Nous avons l'occasion de rencontrer au lieu-dit Jerah, au PC même de la Wilaya II, Ali Kafi, Salah Saout-El Arab, Si Messaoud Bouali et Lamine Khène. Des opérations militaires de l'armée française nous contraignent à de nombreuses contre-marches. Sur les hauteurs de Jijel, nous sommes repérés. Les bombardements des navires de guerre français nous prennent à partie. Nous atteignons la Tunisie, après 32 jours d'une marche exténuante. Nous nous déplaçons souvent la nuit afin d'éviter d'être repérés par les Piper Cub, ces avions d'observation que nous surnommons «mouchards». Nous atteignons la région de Guelma. Nous campons près de la ville de Gounod, dans les monts de la Maouna. Deux jours plus tard, nous pénétrons dans le territoire de la Base de l'Est. Nous sommes pris en charge par les hommes du deuxième bataillon du commandant Abderrahmane Bensalem. Un vétéran. Les lignes fortifiées sont à leur début. Elles ne présentent pas encore d'obstacles. Nous franchissons la frontière algéro-tunisienne à la hauteur de Sakiet-Sidi-Youssef. Au moment où je rédige ce texte, mes pensées vont à nos frères tunisiens. La solidarité avec l'Algérie combattante de ce peuple de culture et de convivialité s'exprime d'une façon concrète. Il nous ouvre ses frontières et met à notre disposition des bases et des places dans ses hôpitaux. L'hôpital Aboulkacem-Chabi à Tunis, baptisé au nom du poète qui a chanté les vertus de son peuple, accueille de nombreux malades et blessés membres de l'armée algérienne. Dans un autre hôpital, Habib-Thameur (Sbitar-Etaliane), sont accueillis des hommes du commando Laceu, des djounoud du célèbre Sebti Boumaâraf, des combattants des zones V et VI de la Wilaya I. Et aussi des maquisards de la Wilaya III. De temps à autre viennent nous rendre visite des responsables : Krim, le colonel Bouglez, Abderrahmane Oumira, le commandant Kaci, entre autres. Un jour, vient Amirouche. Un évènement. Il est accompagné de Mohamed Maârfia, un jeune maquisard de la Base de l'Est. Les deux hommes déversent sur chaque lit des fruits et des gâteaux. Amirouche s'entretient avec chacun de nous. Il est enjoué. Il plaisante. La visite dure longtemps. Il reviendra encore une fois, avant son retour au maquis. Il tiendra, à cette occasion, un bref discours. «Le Nidham va envoyer la plupart d'entre vous faire des études à l'étranger. Vous serez les constructeurs de l'Algérie libre. L'armée française, on s'en charge !» Je ne reverrai plus Amirouche. Sa mort, annoncée deux ans plus tard, alors que j'étais en RDA, fera prendre le deuil à toute l'ALN. Les mois se succèdent, le professeur Gharbi, éminent phtisiologue, a su stopper l'évolution de ma maladie. Il vient me voir un jour et me dit : «Si Youcef, votre cas relève du miracle. J'ai envisagé l'ablation de votre poumon gauche. Vous êtes sauvé. Le traitement que je vous ai prescrit a donné des résultats exceptionnels.» Je saisis cette occasion pour exprimer à nouveau ma profonde gratitude au professeur Gharbi et à tout le peuple tunisien. Je quitte l'hôpital au bout de six mois. Un an plus tard, le service sanitaire de l'ALN, alors dirigé par le Dr Mohamed Seghir Nekkache, décide de me mettre sur la liste de compagnons blessés ou malades devant être envoyés en RDA. A l'invitation adressée à l'UGTA (dont le secrétaire général était Djilali Embarek) par la FDGB (Fédération des syndicats libres allemands), nous sommes envoyés en RDA : cinq membres de l'ALN atteints de tuberculose pulmonaire et trois amputés d'une jambe. Ces derniers ont été blessés par des mines lors de la traversée de la tristement célèbre ligne Morice que l'armée française a édifiée le long de la frontière algéro-tunisienne. Le 19 septembre 1959, nous atterrissons à l'aéroport de Berlin-Schönefeld. Nous sommes munis de passeports établis par le ministère de l'Intérieur du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), alors présidé par Ferhat Abbas. Au décollage de Tunis à bord d'un avion d'Alitalia, nous entendons le commandant de bord souhaiter la «bienvenue à nos amis combattants algériens». A notre descente d'avion à Berlin-Est, nous sommes surpris d'être accueillis, non seulement par les dirigeants de la centrale syndicale est-allemande dont nous sommes officiellement les hôtes, mais aussi par un détachement militaire qui nous rendra les honneurs. Mes camarades et moi regardons les uns les autres et autour de nous pour identifier les personnes pour lesquelles était organisée cette cérémonie solennelle. Nous sommes tous loin d'imaginer que ces honneurs nous étaient, en fait, destinés, humbles combattants, dont le plus gradé est lieutenant. Je pense un instant que ces honneurs s'adressaient à une personnalité officielle montée à bord lors de nos escales de Rome ou de Zurich. Un des responsables de la FDGB se tient au bas de la passerelle aux côtés de Hachemi Bounedjar, étudiant à l'université Humbolt, représentant les étudiants algériens, et de Djamel Ould Abbas, étudiant en médecine. D'un geste du bras, le syndicaliste nous oriente vers la haie des soldats alignés sur notre passage. Les photographes immortalisent la scène. Deux de mes camarades infirmes ne peuvent retenir leurs larmes. Je suis moi-même ému. Nous sommes ensuite conduits dans des limousines vers un grand hôtel de la capitale est-allemande. Le lendemain, on nous sépare. Les quatre malades, dont moi-même, sont dirigés vers le sanatorium de Bad Berka à quelques kilomètres de Weimar. Les autres compagnons, infirmes, se rendront à Eisenberg pour y recevoir des prothèses dans une clinique spécialisée de cette ville. Témoignage suprême de l'amitié et du soutien sans réserve de l'Etat est-allemand : le président de la République, Wilhelm Pieck, leur rend visite. Les syndicalistes de la FDGB et les organisations locales des jeunesses libres allemandes se surpassent. Des visites sont organisées pour nous dans plusieurs villes du pays. Nous sommes partout accueillis chaleureusement. Des membres des Jeunesses libres allemandes assistent à ces cérémonies. Des enfants nous demandent des autographes. On nous fait visiter Buchenwald, à Weimar. Au sanatorium, des écoliers nous rendent visite. Ils nous offrent un poste de radio pour écouter des nouvelles de notre pays. C'est ainsi que nous apprenons la mort des colonels Amirouche et Si El Haouès. Jour de grande tristesse. J'explique à nos hôtes l'Algérie, la révolution, l'ALN et ses chefs. Ils écoutent et quelquefois, ils prennent des notes. Mon séjour au sanatorium dure huit mois. Hocine, notre camarade de la Wilaya II, le plus âgé d'entre nous, décède des suites de sa maladie. Il est enterré à Bad Berka avec les honneurs militaires. La solidarité du peuple allemand avec l'Algérie combattante ne se départira jamais et me laissera, pour ma part, une immense gratitude envers cette grande nation. Pendant que je termine ce texte, je reçois un appel téléphonique d'un compagnon, le général-major Abdelhamid Djouadi. Il m'apprend le décès de Ali Lalmani, un des déserteurs de la Légion étrangère qui avait rejoint l'ALN et combattu dans ses rangs jusqu'à la fin de la guerre. Ali Lalmani est resté en Algérie et a obtenu la nationalité. La mise en terre de sa dépouille mortelle, c'est un peu une racine d'amitié plantée à jamais en Algérie. Hasards de la vie. En 1966, je retourne en Allemagne en qualité de diplomate. Je suis affecté à Bonn pendant 5 ans puis, dans les années 1990, à Francfort et à Berlin où j'exerce pendant 4 ans la fonction de consul général. Les honneurs militaires rendus, à travers un petit groupe de maquisards, à l'ALN, le 19 janvier I959, sur le tarmac de l'aéroport de Berlin, sont pour moi un marqueur d'aura. Qu'est devenu, des décennies plus tard, le prestige de la grande révolution de Novembre ?