Al Tiba9 est une exposition internationale qui, depuis trois ans, pose ses bagages à Alger. Visible jusqu'au 30 septembre au musée du Bardo, c'est un véritable concentré artistique moderne et une invitation au voyage au-delà des répertoires connus. Venus d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne, des Etats-Unis et d'Algérie, ces douze artistes arborent une diversité d'esthétiques et de préoccupations et interrogent le monde actuel tantôt à travers la sublimation ou le burlesque, tantôt avec un certain penchant pour l'abstraction et la distorsion. La visite de l'expo se fait selon un rythme ascendant car l'on commence à l'entrée par admirer les formes éthérées du peintre berlinois Albert Cauma Bau qui purifie ses toiles à l'extrême pour créer des entrelacs charnels où les corps, affinés et presque schématiques, se mélangent, se pénètrent et s'étreignent dans une troublante chorégraphie visuelle. C'est une ode à la légèreté et un appel à la transcendance lancé par l'artiste qui explique ainsi sa démarche : «Devenir Un avec la nature, seulement en chuchotant qui je suis.» Non loin de là, Nadjib Benmokhtar se positionne tout à fait à l'opposé ; le photographe et graphiste algérien s'immerge en effet dans les abysses psychologiques de ce qu'on appelle l'homme moderne. Ses modèles évoluent dans des atmosphères lugubres, transpirent une solitude oppressante et traînent inlassablement le fardeau de cet écran de télévision qui leur fait office de tête. Captifs oscillant entre résignation et révolte, les personnages communiquent avec le regardeur dans un silence chargé et mélancolique où transparaissent toute l'aigreur et la morosité d'une existence intellectuellement agonisante et matériellement vorace. A quelques centimètres de là, on découvre un autre genre d'introspection avec l'artiste américaine d'origine taïwanaise Meng Chih Chiang dont l'installation intitulée «Stranger to Words» (Etrangère aux mots) est composée d'une vidéo, quatre toiles et un long «papyrus» rempli de vocables. La graphiste est dyslexique et c'est précisément ce handicap qui sera questionné, sublimé et mis en images dans son œuvre. Le travail prend ancrage dans une base de données contenant 23 358 mots connectés entre eux selon un système complexe et dont l'ensemble des interactivités suggèrent à l'artiste des graphismes époustouflants. Leurs formes quasiment cosmiques et leurs imbrications infinies tendent à donner corps au rapport qu'entretient Meng avec le langage. Visuellement, cela engendre un nectar esthétique assez déroutant et entraîne une transfiguration radicale du thème de départ. Retour en Algérie avec les peintures de Abdou Cheref qui nous plonge dans un univers ombrageux où se confrontent plusieurs émotions paradoxales et où baignent, comme en apesanteur, des personnages ambigus. Tanguant sans cesse entre sérénité et inquiétude, ces êtres indéfinissables aux corps flottants et aux visages pratiquement effacés suscitent une impression de torpeur mais aussi de tragédie... On va vers plus de légèreté avec Mazia Djab (Algérie) qui assimile des séries de photographies à des termes tantôt religieux, tantôt profanes. Avec «Ijtihad» (Effort de réflexion), elle se met en scène en compagnie du performer Mohamed Benhadj, et essaie de mimer ce concept théologique en adoptant des postures allant du burlesque à l'austère ; tandis que pour «Taâwil» (L'interprétation), elle se perd dans une forêt, photographie les passants d'Alger, ses murs, ses graffitis, ses poubelles et finit avec un tag acide : «Elle est con votre école» ! Dans «Barzakh» (Les limbes), elle arbore une sémantique plus sensuelle aux couleurs pastel et à la chorégraphie aérienne. En face, on va à la découverte du style exubérant de Luca Rossini (Italie) qui propose des dyptiques photographiques hauts en couleur et chargés en réinterprétations parfois acerbes de la réalité. On y retrouve des symboles judéo-chrétiens, des antonymies captivantes et des scènes charnelles à la grâce inouïe. L'artiste adopte sans doute une posture de défi à la réalité physique des choses et affiche la volonté d'épuiser le visible pour en dévoiler les déséquilibres, les irrationalités et les fausses harmonies. Comme lui, sa compatriote Valentina Ferrandes veut s'affranchir des limites du palpable et interroger ce qui est infime et chancelant dans toute chose. Sa vidéo est un assemblage d'images sans rapport entre elles et issues d'une recherche sur le thème du tarentisme, une maladie mystérieuse qui a envahi le sud de l'Italie du XVe au XVIIe siècle et qui se soignait, pensait-on, par la musique et la danse selon un exorcisme étrange. A l'écran, l'artiste nous fait donc voyager dans une espèce de sommeil paradoxal où le commentaire est toujours en désaccord avec l'œuvre visuelle, laquelle ne cesse de se transformer au gré des improvisations, des «accointances» esthétiques et des refus acharnés de tomber dans le linéaire. On l'aura compris, «Al Tiba9» est une véritable escapade artistique qui célèbre toute la folie, la liberté, l'évasion et l'inénarrable besoin de transcendance qu'implique le travail créatif. A voir.