Il y a 37 ans, le 23 novembre 1978, on apprenait la disparition d'El Hadj M'hammed El Anka, le pilier de la chanson chaâbi. Même s'il était reconnu de son vivant comme le plus grand maître du chaâbi, il savait que la vraie reconnaissance ne viendrait que des dizaines d'années après sa mort. En effet, alors que tout le monde se demandait, après sa mort, qui allait remplacer El Anka, aujourd'hui, on est convaincu que nul ne prendra sa place et qu'il est toujours inclassable. Si pour la chanson arabe, il y a toujours Om Kaltoum au sommet parmi les astres puis, les autres, pour le chaâbi, il y a El Anka en haut et puis les autres. Si, de son temps, les gens prenaient un grand plaisir à écouter ses chansons, aujourd'hui, ce sont les universitaires et les chercheurs qui s'intéressent au maître et à son œuvre. Bien qu'il ne soit passé que par l'école coranique et le primaire au début du siècle dernier, El Anka a usé de son intelligence et de sa ruse dès son jeune âge pour devenir le leader. D'abord, l'enfance du génie ne fut pas aussi difficile comme on pourrait le croire car ses parents, bien que très pauvres, lui ramenaient les meilleurs fruits et il mangeait à satiété. L'apprentissage Dès son entrée dans le monde de l'art, le petit rusé avait décidé de ne pas s'attacher à un seul professeur et c'est ainsi qu'il avait profité des connaissances de plusieurs maîtres, notamment de cheikh Mustapha Nador et Q'hiwdji, le demi-frère de Hadj M' Rizek. Il faut noter que la manière de chanter de Hadj M'rizek et El Anka ressemblait beaucoup à celle de Qhiwdji et même de Nador. Ce n'est qu'à partir de 1940, qu'El Anka a commencé à changer de style au niveau de la voix et de l'orchestre. Sachant que pour réussir, il faut créer, El Anka a décidé d'innover en introduisant certains instruments de musique, notamment le piano et le banjo. Dans un enregistrement rare, attribué par certains à cheikh Nador, il n'y avait dans l'orchestre ni mandole ni guitare. Les musiciens, qui étaient en même temps des choristes, jouaient au guenber, et pour la mesure, il y avait les claquements de mains et une percussion (genre guellal ou petite derbouka). La mémoire El Anka, qui savait que les anciens manuscrits étaient mal transcris s'était rapproché, dans les années 1950, du professeur Ahmed Benzekri pour les corriger. Grâce à sa mémoire phénoménale, le chanteur se fera corriger les qaçaïd (chansons) et profitera pour en comprendre le sens. D'ailleurs, les rares fois où El Anka prononce mal un mot, c'est dans les chants non corrigés par Benzekri. Le chanteur qui n'avait pas fait d'études poussées ni en arabe ni en français, savait comment acquérir le savoir sans passer par les universités, ce qui était très difficile pour les indigènes. El Anka qui a compris tôt que la concurrence est rude face à des chanteurs redoutables tel que Hadj M'rizek, Khelifa Belkacem, H'sicène et Hadj M'nouer, qui avait une excellente mémoire et une voix très forte, a décidé de faire la différence par une manière de chanter à lui tout en mettant en valeur ses points forts notamment la maîtrise du mandole et la finesse dans l'interprétation. D'ailleurs, il avait si bien interprété El Hmam Elli Rebbitou, écrite par cheikh Mustapha Ennedjar, qu'aucun autre chanteur n'a osé la reprendre par la suite si ce n'est de jeunes élèves tels que Mehdi Tamache. La valeur El Anka savait très bien comment animer ses spectacles et communiquer avec son auditoire. Il savait être exigeant car il connaissait sa valeur. Pour son orchestre, il s'est toujours entouré des plus grands musiciens tel que Boudjemâa Ferguene au qanoun, Mohamed Behhar à la kouitra, Mohamed Tailleur et Naguib au banjo, Abdelghani Belkaid au violon et Alilou à la derbouka. Au début des années 1970, alors qu'il devait de l'argent à la RTA, l'ex-directeur de la RTA, le moudjahid Abderrahmane Laghouati, qui aurait tenté de le convaincre pour être l'invité de l'émission «Rasd Oua Maya», aurait été surpris par la réponse d'El Hadj. Le maître aurait exigé la somme de 50 millions de centimes, ce qui était faramineux à l'époque. Pour les fêtes de mariage, El Anka ne chantait pas n'importe où ou chez n'importe qui. Vers 1975, alors qu'il venait d'obtenir une forte somme d'argent suite à un enregistrement qui ne sortira jamais à cause d'un mauvais système d' insonorisation, le maître a choisi de s'acheter le café Malakoff pour la fierté et pour refaire l'histoire. Justement, trente-sept années après sa mort, il est toujours là pour continuer à faire l'histoire.