Le mois du Ramadhan est sacré en Kabylie. Depuis la nuit des temps, les ménages font de leur mieux pour recevoir celui qu'on appelait habituellement «l'hôte sacré», puisqu'il ne vient qu'une fois par an. Pour cela, des semaines à l'avance, les mères de famille accomplissent ce qui s'apparente à leurs yeux à l'un des douze travaux d'Hercule : donner un coup de neuf à leur modeste demeure qui ne sont autres que des gourbis et maisonnettes en pierres, «tizeghwa», pour bien honorer le mois sacré. Comme on recevrait un hôte bien distingué, les familles accueillent le Ramadhan dans une ambiance bien particulière et enthousiaste. Les femmes tiennent à ce que le logis soit avenant et propre. Ainsi, rien n'est laissé au hasard. Il faut que toute la nichée soit propre comme un sou neuf. Les hommes, quant à eux, s'empressent de faire les provisions aux marchés hebdomadaires, en y consacrant un budget conséquent. Pour la viande, la famille s'arrange toujours pour réserver quelques coqs, poules, lapins… et pour les plus aisés un mouton pour ce mois sacré qu'elle se doit d'honorer. Même les enfants sont de la partie, l'enthousiasme se dégage de leur comportement. Ils s'efforcent de paraître plus matures afin qu'on les laisse jeûner. Ils seront surtout gâtés avec les sucreries tout au long du mois sacré. En somme, le Ramadhan est une fête pas comme les autres. Les préparatifs des foyers Même si les temps ont changé, le mois sacré du Ramadhan est toujours considéré comme un invité spécial, un invité qui doit être traité avec bien des égards. La maison et les hôtes doivent être aussi propres que possible. Si aujourd'hui, avec tous les moyens de la vie moderne dont elles disposent, les ménagères se contentent de faire le grand ménage en lavant à grande eau parterre, persiennes, cuisine, rideaux et autres, autrefois, la tâche était des plus ardues. Un travail de grande haleine attendait les mères de famille, dans les villages de Kabylie, à l'approche du mois sacré. Dans certaines régions qui ont leurs spécificités, bien avant l'arrivée du Ramadhan, les femmes se regroupaient et ensemble procédaient, généralement dans l'oued qui coule en contrebas du village, au nettoyage des tapis, des couvertures et autres linges utilisés durant l'hiver. Il faut que tout soit propre, puisque la propreté est une condition immuable afin que le jeûne soit complet. Le hadith ne dit-il pas que la propreté est issue de la foi ! Ce jour-là, les femmes du village se réunissaient en groupe et très tôt le matin, elles descendaient vers l'oued, chacune d'entre elles, dans un coin de la berge, lave le linge de son foyer. C'est avec les pieds que les femmes battaient leur linge. Le lavage du linge n'est pas l'unique tâche que les femmes se doivent d'accomplir avant l'avènement du mois sacré. Un autre travail bien plus difficile les attend. Généralement, c'est à ce moment bien particulier, qui est l'approche du Ramadhan, que la maison a besoin d'un «nettoyage général». Elles mélangent généralement un peu d'argile blanche pour remplacer la chaux et une bonne dose d'huile de cade et le tour est joué. La maison est blanchie de fond en comble, certaines s'exercent même à tracer des dessins et symboles typiquement berbères pour orner les façades intérieures de la maison, sur les murs et les ikoufanes, de sorte qu'ils paraissent neufs. Il faut dire que malgré le manque de moyens modernes, les femmes se sont de tous temps exercées à entretenir leur foyer de sorte à ce qu'il soit un bon présage. Ainsi, durant le mois de Chaâbane, les mères de famille briquent tout : la maison, le linge et aussi les enfants, ils devront paraître beaux et propres lors du début du mois sacré. Il faut dire que cette tâche n'est pas des plus aisées pour ces femmes qui ne disposaient d'aucun moyen, à part les dons de la nature. Les maisonnettes, aussi petites soient-elles, sont difficiles à entretenir. Les murs et le parterre sont en terre battue. Pour les mets du ftour, les femmes se doivent de rouler le couscous et la rechta, aliments nécessaires à toute la famille durant le Ramadhan, ceci en améliorant, comme elles le peuvent, le menu avec des petits détails qui font que la table la moins garnie soit tout de même appétissante. Un grand honneur pour les enfants initiés au jeûne Les petits enfants s'exercent à faire comme les grands, et c'est à qui jeûnera le premier. La coutume veut que les filles commencent à jeûner bien avant les garçons. La mère de famille fête le premier jour du jeûne de son enfant. Ainsi et après son premier jour de jeûne, l'enfant qui entre ainsi dans le monde des adultes monte, le soir venu, sur le toit de la maison ou sur un mur. Une bonne platée de couscous, un œuf et un gros morceau de viande l'attendent, il doit rompre le jeûne sur le toit de la maison. Et pour cela, les enfants se voient honorés et considérés au sein de leurs familles respectives en tant qu'adultes. Ceci au moment où la famille se réunit autour d'un plat de chorba à l'intérieur de la demeure familiale, où de différentes sortes de plats sont proposés aux membres de la famille. Les soirées du Ramadhan : autres temps, autres mœurs Les soirées se déroulent de manière différente, selon que le mois de Ramadhan soit en hiver ou en été. Les soirées se passent dans une ambiance conviviale. Habituellement, les proches et les voisins, après la rupture de jeûne se rendent les uns chez les autres, à tour de rôle. En hiver, c'est autour du kanoun, que la grand-mère égaye les enfants, et aussi souvent les adultes qui se prennent au jeu, avec des histoires et légendes qu'elles ont héritées de leurs ancêtres. Durant la période hivernale, les glands rôtis ou rissolés constituent des amuse-gueules très appréciés par toute la famille. Les figues sèches sont également très sollicitées. A présent, c'est la télévision qui éclipse tout le reste. Les hommes, quant à eux, dès que le repas est fini, sortent à la djemaâ, ou au café maure histoire de se dégourdir après un dîner bien riche et discuter avec les amis. Mais aujourd'hui, les choses ont bien changé. Les moins âgés ont, dès le début du Ramadhan, des endroits «fétiches». Cafés maures, garages ou autres lieux sont transformés en la circonstance en lieu où ils prennent part aux jeux de société organisés spécialement pour le mois sacré, notamment le loto qui fait fureur dans les villages. Le jeu qu'on appelle communément le loto est constitué de cartons avec des cases qu'il faut essayer de remplir en suivant la litanie du tireur de jetons. Des tireurs qui sont souvent recherchés pour leur éloquence. L'atmosphère est détendue lors de ces parties, où les tireurs amusent la galerie avec leurs annonces : trois le roi, douze aguendouz quinze Tizi, seize El assima… et tout le monde rit de bon cœur. Et la soirée s'écoule ainsi jusqu'au moment du shour, où la famille se réunit à nouveau, cette fois sans les enfants qui se sont endormis depuis longtemps pour déguster du couscous aux raisins secs et autres mets avant que le muezzin n'appelle à la prière du Fedjr.