Le ventre repu, les idées remises en place par un bon café presse et des taffes d'une Marlboro, ramenée dans les bagages du cousin émigré, goulûment inhalées, Houari se retourne pour redécouvrir sa ville qu'il ne voyait pas le matin. Perdu dans sa guerre contre le temps, il avait râpé le tissu de sa veste sur le mur de son quartier, couru les marchés avant de revenir tuer les dernières minutes de sa journée de jeûne en faisant la queue devant le marchand de chamia qui a ramené son personnel de Boufarik, le royaume de la zlabia et du qalbellouz. La ville s'offre le soir à Houari. Elle s'ouvre pour mieux montrer ses charmes à ceux qui savent apprécier son retour à la vie, sa résurrection, après une dure journée de Ramadhan. Oran le matin est frappée d'apathie.Ses rues désertes deviennent le terrain d'action de pickpockets qui s'attaquent aux lève-tôt, ceux qui doivent gagner, dans une course à la hussarde, la gare ou la station de bus pour rejoindre leur lieu de travail. Oran se réveille péniblement. Son sourire de la veille devient un pâle rictus qu'elle affiche à la face de ceux qui viennent la découvrir. Le ventre vide, elle traîne le pas avec nonchalance en attendant l'arrivée des colonnes de ménagères qui viennent prendre d'assaut les étals des marchés. La rue des Aurès (ex-La Bastille) devient une ruche bourdonnante où tout se vend et où tout s'achète. La ville ne vit alors que pour son marché, ses espaces commerçants de M'dina J'dida, El Hamri, Point du Jour ou Gambetta. Les plaintes de la veille sur la cherté des prix sont tues pour se livrer dans une frénésie qui laisse les poches exsangues. J'achète, tu achètes, nous achetons, devient la devise de la journée, devient le cri de ralliement des Oranais, qui se laissent guider par les appels de leur ventre tiraillé par la faim. Tels des automates, on se laisse guider par ses envies qui sont tantôt folles tantôt ruineuses. Les produits changent de main à une allure folle. Les commerçants ravis de l'aubaine trichent sur la quantité, fardent leur étals, fourguent leurs marchandises périmées. On vend, on aboule le fric et le ventre de la ville est repu et toutes ses envies sont comblées. «J'achète donc je suis…» Curieusement, on se lamente sur la cherté de la vie, mais on achète, on ne discute pas le prix. On ne se prive pas. Il faut garnir la table du f'tour, et pour ce faire on n'hésite pas à flamber un argent qui se fait rare au fil des jours. La crevette royale qui s'affiche, avec effronterie, entre 1800 et 2500 DA trouve preneur. Les caisses étalées à même le sol, sous un soleil de plomb, se vident au rythme des arrêts des ménagères. «Je ne peux pas priver ma famille d'un petit supplément. Et puis manger des crevettes grillées arrosées d'une onctueuse et odorante sauce tomate est un plaisir qu'on ne s'offre pas chaque jour, alors autant en profiter», dira une ménagère à l'adresse d'une autre qui était en pleine négociation avec un marchand de fruits exotiques. «Moi je veux bien m'offrir une bonne salade de fruits et ces kiwis, cet ananas et cette mangue pourront bien faire l'affaire et remplir d'aise ma famille», précisera-t-elle avant de tirer de son porte-monnaie un billet de 1000 DA qu'elle tend au commerçant qui lui rend la monnaie qu'elle ne daigne même pas compter avant de quitter les lieux, l'air heureuse. Les rues de la ville deviennent petit à petit grouillantes. Des fenêtres se dégagent l'odeur d'une hrira qui mijote dans une marmite en terre cuite. Les senteurs qui se dégagent des persiennes entrebâillées sont une véritable invitation au voyage. Ici, c'est une hrira de Fès, là-bas c'est une hrira de Tlemcen et quelques rues plus loin c'est une chorba algéroise qui exhale, avec fierté, ses relents de coriandre acheté le matin chez Ba Dahou, le fleuriste de la rue de La Bastille. La ville devient en début d'après-midi un vaste jardin où se mêlent toutes les senteurs, tous les fumets, au grand bonheur des fins gourmets qui n'attendent que l'appel du muezzin pour faire honneur aux boulettes de maâqoda, à la hrira, au bourek, aux tadjines et aux différents plats de poisson qui garnissent les tables des Oranais. La hrira, véritable régal pour les fins gourmets Les rues du centre-ville, gaies et trépidantes, deviennent somnolentes quand approche l'heure du f'tour. Les silhouettes des passants deviennent furtives. On s'installe dans son quartier, au bas de l'immeuble pour voir le temps filer, voir l'ombre des immeubles décroître avant de disparaître pour laisser place au crépuscule d'une journée passée à jouer avec ses envies et à supporter les élancements douloureux du ventre vide. Ce sont les minutes les plus difficiles à supporter. Les nerfs à fleur de peau, on se regarde dans le blanc des yeux. Honte à celui qui détourne son regard. Et cet exercice qui stimule l'ego devient le déclencheur de bagarres sporadiques qui éclatent par-ci et par-là. On s'empoigne, on se balance des torgnoles, on s'empoigne pour faire le fier, le coq de la basse-cour. L'appel du muezzin sonne la trêve. On se retire, on range l'artillerie et on rentre chez soi pour se remplir la panse, retrouver ses sens et surtout chasser les mauvaises idées. Dans les maisons, autour des tables, c'est une symphonie en «cuillère et fourchettes majeur» qui se joue à huis clos. On ne se parle pas. On mange, et quand on ouvre la bouche c'est pour enfourner un bourek, boire une rasade de limonade ou pour tancer le petit qui dérange. Le ventre plein, on livre ses bronches à la douce intrusion des volutes de nicotine, arrosées d'un café léger. On sort redécouvrir sa ville, retrouver ses murs et se mêler à la foule qui envahit les rues Larbi Ben M'hidi, Khemisti et le Front de mer. On reprend les mêmes allées et venues de la veille, on reprend le lèche-vitrine et la promenade sans but sur le macadam encore chaud du boulevard de l'ALN. Les cafés retrouvent leur cohue, on se dispute les tables, on se dispute les jeux de dominos et les ramis. Les terrasses des crémeries du Front de mer retrouvent leur clientèle. On se dispute les tables, on place ses enfants à l'affût de la moindre place, et on attend son tour. Parfois de guerre lasse, on reprend sa course pour aller trouver une place sur le balcon du Front de mer, qui surplombe le théâtre de verdure, pour écouter les chanteurs invités au festival de la chanson oranaise. On se dispute cet espace qu'on préfère aux travées du théâtre, allez savoir pourquoi. L'animateur des soirées a beau s'égosiller pour inviter les familles à venir y prendre place, sans résultat. Elles préfèrent suivre de loin les soirées que de s'immerger dans la masse des spectateurs qui sondent la piste de danse aux premières notes. La ville reprend des couleurs, s'égaye puis revient à la vie Houari, requinqué et bien armé pour sa soirée, a préféré lui se rendre dans une discothèque de la corniche où se produisent les vedettes du raï. On n'y sert pas d'alcool, Ramadhan oblige, mais l'ambiance est chaude et trépidante. Les tours de chants sont entrecoupés par de bruyantes tebrihate. «Aya ouhadi fikhater» rythme la soirée qui ne se terminera qu'à l'appel pour el imsak. Son frère, lui, a préféré accompagner sa famille pour un lèche-vitrine qui permettra de choisir les tenues des enfants pour la rentrée et l'Aïd. Les commerçants du centre-ville ont commencé à achalander leurs vitrines de produits venus d'Espagne, de Syrie, de Chine et d'ateliers clandestins qui foisonnent dans certains quartiers d'Oran. La ville ne vit que pour ses soirées ramadhanesques. Mornes et apathiques le matin, les rues deviennent grouillantes de monde, exubérantes le soir. Le Ramadhan en été a une saveur qu'Oran ne cesse d'apprécier chaque soir que Dieu fait. Et pour montrer qu'elle nage en pleine félicité, elle remet ça après chaque dernière cuillerée du f'tour.