Hier, la rue qui mène vers la direction générale du Groupe Khalifa était presque fermée à la circulation. Les yeux encore plein de sommeil, Amine, qui tient bon malgré huit heures d'attente debout, garde sa vigilance. Ce n'est pas par hasard qu'il s'est retrouvé parmi les cent premiers devant la porte des bureaux de Khalifa où il doit déposer sa demande de travail et son CV. «Je me suis réveillé à 4h». Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt, dit un adage qui semble inspirer ce jeune Algérien qui aspire à un travail. «Ecrivez qu'il s'agit d'une marche de soutien à l'Irak», ironise-t-il avec sa voie caverneuse à notre endroit quand il a constaté notre étonnement devant un aussi grand nombre de personnes. Chéraga à 11h hier, la rue qui mène vers la direction générale du groupe Khalifa est presque fermée à la circulation. Une chaîne, qui s'étire sur environ 2 km, a rassemblé toutes les catégories de la jeunesse algérienne, du diplômé universitaire au chômeur, du barbu à celui coiffé à la dernière mode, de celle qui porte le hidjab à la fille au jean serré ou à la minijupe. Les hommes d'un côté et les femmes de l'autre s'impatientent pour déposer leurs dossiers. Les mains levées au ciel en signe de prière, un barbu prie Dieu, en souhaitant bonne chance à tout le groupe. Si on vous donne le choix entre un visa en Europe et un travail chez Khalifa, vous opterez pour quoi, avons-nous demandé à un groupe de jeunes venus d'Alger. Les avis diffèrent et les idées se bousculent. Entre ceux qui souhaitent partir et ceux qui veulent rester, ils rétorquent qu'ils comptent d'abord décrocher le visa de Khalifa et le reste viendra. Ils ne sont pas nécessairement des chômeurs. Si par le passé, la question était de savoir pourquoi la jeunesse algérienne voulait quitter le pays, la procession d'hier a eu le mérite de mettre en évidence un autre phénomène : les Algériens ne sont pas satisfaits de leur travail. Ce mécontentement tient évidemment en premier lieu à des raisons pécuniaires. «La présence et l'image du groupe au niveau national et international m'ont personnellement attiré, c'est un honneur pour moi d'y travailler et puis il faut être objectif, l'avantage financier fait la différence par rapport à d'autres entreprises», a déclaré Beskri, un enseignant vacataire de langue anglaise venu de Aïn Defla. Fatah, vérificateur au Trésor, chef d'agence dans son lieu de travail, est du même avis notamment sur l'aspect financier. «Il est surréaliste d'espérer réaliser un quelconque projet quand on travaille dans la Fonction publique. J'ai fait mes études à l'institut de finances de Koléa, j'ai été major de promotion, mais pour la concrétisation de mes nombreux projets, je me trouve bloqué». Karim de Blida, ingénieur en électromécanique, insiste sur l'avantage financier même s'il dit être chômeur depuis maintenant huit ans, mais pour lui, il aurait fallu séparer les universitaires des autres. «Quand je suis allé demander mon visa en 1992, ils (les Français ndlr) ont réservé une place spéciale pour les diplômés.» Du côté des filles qui sont moins nombreuses, les choses ne sont pas aussi compliquées que pour les garçons. La file est relativement plus fluide et les premières sont celles qui se sont présentées vers 7h. K. la trentaine passée, fouille dans son sac et exhibe une attestation de travail. «J'ai une expérience dans le travail comme PCA dans une caserne, je viens déposer un dossier et puis je vais réfléchir.» Sa compagne est ingénieur en agronomie, mais n'a jamais exercé. L'annonce de recrutement parue dans les colonnes de la presse nationale a provoqué un raz de marée chez les jeunes Algériens apparemment séduits par le Groupe Khalifa qui est en passe de devenir un mythe. Les personnes, qui se sont rassemblées hier, rappellent les files innombrables devant les ambassades étrangères à la simple différence que celles de Chéraga sont passées de la quête d'un visa au rêve d'un job chez Khalifa. Le déroulement de la chaîne n'est pas sans contraintes. «Les malins et les passe-droits existent même s'ils sont très discrets», avoue Khaled, ingénieur en informatique, venu de Boudouaou. Vers midi, le ventre creux, la mine défaite au moment où les jambes commencent à fléchir, Rafik grille sa énième cigarette et s'accroupit. «Je suis prêt à rester ici jusqu'à demain pourvu que je dépose mon dossier, pour le reste c'est à la direction de Khalifa de décider», a-t-il dit. Il faut signaler que certains agents de Khalifa chargés de l'ordre ont abusé de leur «pouvoir» face à ces demandeurs de travail. Bien plus, notre photographe a essuyé une salve d'obscénités proférées par un agent portant boucle et lunettes et tiré à quatre épingles. «Je suis un chef», a-t-il déclaré. «Vous êtes en train de faire du mal à votre boîte», avons-nous répliqué.