Un an après la catastrophe qui a ébranlé la ville de Boumerdès, les citoyens se souviennent de ce sinistre jour. La douleur est encore vivace et les souvenirs sont intacts. La carcasse d'un chalet calciné et écrasé comme une boîte en carton est ici, pour rappeler aux sinistrés de Sefsaf, à 6 km de Zemmouri (ceux qui ont survécu au séisme du 21 mai), que le danger les guette toujours. D'ailleurs ici, on appréhende cette date, la peur au ventre. «Kalou beli zelzela rayha tedreb, (on dit que la terre tremblera vendredi prochain)», affirme Amine 10 ans. Sa petite soeur Karima, 5 ans, l'interrompt d'une voix atone : «Je ne pense pas que Dieu permette une telle catastrophe, c'est injuste.» «Trop injuste», selon Samira 17 ans, chef de famille à présent et qui veille sur ses dix frères et soeurs en l'absence des parents. D'ailleurs, «il n'y a rien à craindre, les chalets ne tuent pas», ajoute-t-elle. Les sinistrés en quête de repères Des survivants ayant bien voulu nous accueillir dans leur modeste chalet, n'ont rien oublié de ce sinistre jour. La douleur est vivace et le souvenir intact. «J'ai vu la maison s'écrouler comme un château de cartes. El Hamdou lillah, nous avons pu nous sauver avant que le pire ne se produise». Une course pour la survie qui a duré une vingtaine de secondes. Après, tout s'est écroulé, le toit, la sécurité, l'assurance. Les enfants et les parents en ont sortis indemnes, mais avec toutes les séquelles qu'un tel drame peut laisser sur les rescapés. Leur courage traduit une volonté extraordinaire de poursuivre le chemin de la vie malgré tout. Premier défi justement, c'est le chemin de l'école. Dans la commune de Sefsaf, il n'existe qu'une seule école primaire. Il n'y a ni CEM ni lycée, les élèves n'ont d'autre choix que de prendre, «pour les plus riches d'entre eux» le bus, les autres doivent se réveiller un peu plus tôt que d'habitude et se dépenser plus physiquement. Bref, «rien n'est plus comme avant». Ces enfants attendent le coeur serré que reviennent les beaux jours, ceux que les grands ne cessent de relater dans leurs livres et leurs histoires. Zemmouri, cette ville balnéaire n'est pas encore remise de ses deuils et le soleil qui se lève chaque jour sur la ville ne fait que rappeler aux citoyens le drame vécu. La ville est déserte, c'est l'épicentre du séisme du 21 mai. Les citoyens de Zemmouri ont perdu leurs repères, le minaret de la mosquée, le centre commercial, la boucherie, le grand café, tout cela a cédé la place aux chalets qui offrent un décor lugubre, triste et désolant. A Zemmouri, le soleil éclaire des façades muettes aux portes closes. Et dans ce printemps qui renaît, c'est le malheur qui subsiste. «Je ne me reconnais plus dans cette ville», témoigne ce citoyen. «Un an déjà». Le visage blafard, cette vieille, la seule survivante de la famille, raconte sa tragédie. Ses mains tremblent, lorsqu'elle parle de ses 5 enfants ayant péri en ce mercredi 21 mai 2003. «J'aurais dû rester ce jour-là à la maison», témoigne El hadja Yamina. La miraculée se trouvait au moment où la terre tremblait «là où il ne fallait pas», à Alger, pour assister au mariage d'un ancien voisin. La fête s'est transformée en deuil. Et le sentiment de culpabilité ne quitte jamais cette vieille au coeur fragile. Elle partage aujourd'hui, le chalet avec son neveu. Elle ne le quitte que pour visiter les tombes de ses enfants. La famille Kadri vivait dans une villa de trois étages. Ces six membres partagent aujourd'hui, un chalet étroit, de deux chambres à Sefsaf. «C'est la dixième fois que vous venez. Désolé nous n'avons rien à dire», nous lance le chef de famille, lequel nous a pris pour des agents de la commune. «Nous n'avons reçu aucune aide, mis à part ce chauffe-bain offert par Aïssa et qui n'a, d'ailleurs, jamais fonctionné». Aïssa, c'est un homme d'affaires qui a fait des dons aux sinistrés de Boumerdès. Cette famille, à l'image des sinistrés de Zemmouri, stigmatise le laisser-aller de l'administration et réclame les 20 millions de centimes promis par le gouvernement. «Selon les responsables, ces enveloppes seront distribuées au plus tard le 18 mai». «Ce ne sont que des promesses», évoque sa femme. Cette dernière exhibe de son sac des photos, celles de la luxueuse villa de trois étages qui s'est effritée en quelques secondes. Comme pour apporter la preuve à ces déclarations. «Nous l'avons construite en 1997. C'est un cauchemar pour nous», raconte-t-elle. Cela ne l'a pas empêchée de faire des projets pour l'avenir. Et pour l'avenir, elle écarte catégoriquement l'idée de retourner à Cap Djenet, sa ville d'origine. Aussi, elle semble traumatisée par la vue des bâtiments et des villas. «On va construire une petite maison pour mes enfants. De préférence, en dehors de la wilaya de Boumerdès.» Quand les voleurs passent par là La famille Khaldi nous demande de patienter «cinq minutes», avant de nous recevoir, le temps d'aménager l'endroit. «Excusez-nous, nous vivons depuis quelques mois dans le désordre.» Nous sommes accueillis dans le salon qui sert aussi de cuisine. Cette famille ne se plaint pas. Et pourtant le drame l'a frappée de plein fouet. La première victime c'est Nassim, un enfant de 8 ans qui a perdu ses parents. L'enfant unique fut repêché des décombres, le troisième jour de la catastrophe. Un an après, il refuse toujours de parler de cet événement. Sa douleur reste enfouie, tapie au plus profond de lui-même, en l'absence de prise en charge psychologique. Au niveau du site Sefsaf, la sécurité est assurée par la garde communale. «Sur ce point, nous n'avons pas à nous plaindre», nous dit un jeune. Ce qui n'est pas le cas à Seghirat, un site installé à quelques encablures de la plage et qui fait face à une forêt. Là-bas, les sinistrés sont livrés à eux-mêmes. Ils évoquent surtout le problème de la sécurité qui se pose avec acuité. «Le camp n'est pas clôturé et aucun lampadaire ne fonctionne. Le soir, l'endroit est plongé dans le noir, personne ne se soucie de notre sort», insistent les sinistrés. Les voleurs sont passés par là à plusieurs reprises, «fouillant parfois de fond en comble les chalets en l'absence de leurs prioritaires». Les chalets attirent l'intérêt des délinquants. Une famille nous raconte qu'elle a failli être agressée par un groupe de débauchés. «Nous avons contacté la police, mais personne n'est venu à notre secours». «Ils nous ont abandonné comme des chiens», s'écrie un homme. Afin de pallier cette défaillance, les sinistrés ont procédé à l'installation du système de barreaudage. Ils comptent pour le moment sur la protection du ciel en attendant celle de la terre. «Mon mari n'est pas là, excusez-moi, mais je ne peux vous recevoir», nous explique une dame. Une réaction qui reflète le sentiment de peur régnant à Seghirat. Ici, l'on assiste à un autre phénomène, celui des chalets fermés. «Les sinistrés demandent qu'une enquête soit diligentée au niveau de la commune sur les propriétaires de ces chalets». «Il a fallu qu'on fasse des mains et des pieds pour que l'on accepte enfin de nous livrer un chalet, alors que des intrus étaient parmi les premiers sur la liste des bénéficiaires», atteste une dame. Les chalets fermés appartiennent, selon eux, à des personnes qui ne sont pas originaires de la wilaya et ils sont réservés pour l'été. «Vous en aurez la preuve au mois de juillet», certifie l'un d'entre eux, qui pointe du doigt les responsables locaux. Les autres victimes de ce séisme sont les postulants aux logements sociaux, détournés «légalement» au profit des sinistrés. C'est le cas de la famille Hamidi recasée au niveau du site Seghirat : «Nous devions bénéficier d'un logement à Thénia l'année dernière, le séisme a tout fait basculer.» Et d'ajouter : «Je doute fort qu'on puisse être relogés dans les deux ans à venir, c'est un cercle vicieux, l'Etat avantagera encore une fois les sinistrés du séisme.» A Seghirat, les enfants souffrent beaucoup de l'éloignement de l'école, Ici, la situation est pire, en l'absence d'une école primaire. Une situation qui a amené nombre d'entre eux à renoncer au moins pour cette année scolaire aux études. C'est le cas de Mohamed, treize ans, qui a quitté l'école pour rester à côté de sa mère. Il est le chef de famille en l'absence du père. Une mission qu'il assume pleinement. «Il y a plein de voleurs dans les parages, je ne veux pas laisser ma mère et ma soeur toutes seules durant la journée», «d'ailleurs l'école est loin et le trajet me fatigue». Mohamed fait mine de ne pas se préoccuper de sa scolarisation. Avant de quitter les lieux, nous croisons une vieille, en train de faire sa vaisselle en plein air. Après insistance, elle accepte de nous parler. Et comme chaque mère, elle oublie sa souffrance et prie Dieu pour que ces «neuf enfants chômeurs et célibataires trouvent le chemin de bonheur». Les 1200 logements : un chantier à ciel ouvert La cité était autrefois, le joyau de la ville de Boumerdès. Erigée dans les années 70 pas les Russes et les Algériens, la cité des 1200 Logements, qui abrite les employés de Sonatrach, a vécu l'enfer le 21 mai. Une dizaine de bâtisses n'ont pu résister à l'intensité du séisme, elles se sont écroulées emportant avec elles des centaines de vies humaines. Un an après, les traces de la catastrophe sont tangibles; si on a pu raser et déblayer les décombres, l'endroit rappelle sans cesse aux visiteurs cette tragédie. Un an plus tard, les travaux de réfection et de restauration ne sont pas encore achevés : «Il nous faut au minimum trois mois pour finir les travaux», précise un entrepreneur rencontré dans ce chantier à ciel ouvert. Ce dernier menace d'abandonner les lieux si les autorités locales ne trouvent pas de solution à son problème. En effet, une famille habitant au dernière étage de la cage C, refuse de quitter sa maison, Interrogée par nos soins, cette dernière nous renvoie à la wilaya, «demandez aux autorités la raison pour laquelle ellles nous refusent un chalet», nous demande cette mère de famille, qui n'a pas l'intention de changer d'avis, en dépit du danger, en persistant à demeurer dans un bâtiment en pleine restauration. Concernant les travaux de réfection, les entrepreneurs rencontrés sur les lieux nous rassurent sur le respect des normes, «d'ailleurs, rien ne se fait sans l'aval du CTC». Mais les citoyens, ici, discréditent justement le travail du CTC. «C'est ce même organisme qui a supervisé les travaux de construction de ces cités», précise l'un d'entre eux. Un sentiment partagé par l'ensemble des citoyens rencontrés. Ces cités ont vu défiler plusieurs entrepreneurs, nombre d'entre eux ont vu leurs contrats résiliés, «pour non-respect des règles». Une situation qui entrave sérieusement les travaux de restauration. Les entrepreneurs ont, eux aussi, leur mot à dire. Ils évoquent, entre autres, l'absence de plans de réhabilitation, «qui sont de la responsabilité des Opgi». Tous ces détails techniques comptent peu pour les citoyens ayant perdu leurs proches durant le séisme. Pour ces derniers, l'avenir ne réserve qu'un espoir amer: «J'ai perdu ma petite fille et pour moi aucune consolation ne peut atténuer ma douleur», précise ce sexagénaire. Il y a dans le ton de ce dernier un peu d'illusion et beaucoup de lassitude, beaucoup de regrets aussi d'avoir habité, un jour, cette cité «maudite». La désolation qui se lit sur les visages, n'est qu'un pâle reflet des peines endurées par les familles à Boumerdès. Certaines d'entre elles ont décidé de poursuivre «les responsables de cette catastrophe», en justice. «On ne les lâchera pas, ils vont payer pour tout le mal qu'ils nous ont fait subir», lancera un citoyen. «Nous avons été trahis», dira son voisin. La colère des victimes a atteint son paroxysme. Ils n'ont pas l'intention de baisser les bras. Le mal est trop profond. Tout le monde, ici, a la certitude d'être victime d'«une négligence fatale». «Les constructeurs devront être jugés pour homicide volontaire. Ils ont tué nos enfants, nos femmes et d'autres êtres chers. Jamais ils n'auront la paix», jurent-ils.