Une plume méconnue Il fait beau en cette journée automnale. Surtout au pied du Djurdjura. Là où ciel, terre, montagne et verdure à perte de vue se côtoient avec symbiose. Et ce silence absolu que rien ne vient perturber nous fait croire que nous sommes dans un roman de Chabane Ouahioune. Un paradis que la plume de l'écrivain Chaâbane Ouahioune a décrit maintes fois dans ses innombrables livres. Presque par un pur hasard, pour ne pas dire que c'est le destin qui en a décidé ainsi, nous avons pensé rendre visite à Dda Chaâbane que nous n'avons plus revu depuis presqu'une décennie. Le temps passe tellement vite. En parcourant le chemin qui mène vers Tassaft Ouguemoun, défilent dans notre mémoire des tas de souvenirs indélébiles comme le jour où fut enterré le dramaturge Abdellah Mohia au village Ath Eurbah à mi-chemin entre Ath Yanni et Tassaft. Une stèle à l'effigie de Mohand Ouyahia érigée à l'entrée de son village vient nous rappeler également que le théâtre amazigh s'est soudain retrouvé orphelin après le départ prématuré de son père fondateur. Mais cette région est aussi le berceau de l'écrivain et également père de l'enseignement de la langue amazighe moderne Mouloud Mammeri. On pense aussi inévitablement au célèbre et regretté chanteur Brahim Izri dont le village natal est situé à un jet de pierre de Tassaft. A Idir aussi dont on évoque ces jours-ci l'information qu'il viendra animer son premier gala ici-même. Une rumeur persistante pour l'instant. Qui se confirmera peut-être. Le trajet vers la maison de Chaâbane Ouahioune fait ressurgir aussi les souvenirs d'un écrivain que nous avons longuement côtoyé dans la ville de Tizi Ouzou et qui n'est plus de ce monde. Il s'agit de Boukhalfa Bittam, auteur de nombreux romans, d'essais, de biographies et qui semble avoir été aussi oublié que tant d'autres hommes de culture. Nous ne pouvons non plus ne pas revisiter les chanteurs qui ont immortalisé la région d'Ath Yenni dans leurs oeuvres à l'image du Rebelle Matoub Lounès, du précurseur Slimane Azem et de l'inoubliable Samy El Djazaïri. Dans des contextes tout à fait différents, ces artistes kabyles ont évoqué cette région qui accueille annuellement la fête du bijou. Mais l'essentiel de nos pensées est aujourd'hui focalisé sur Chaâbane Ouahioune. Le trouverons-nous chez lui aujourd'hui ou serait-il en France pour des soins? Dans quel état de santé sera-t-il après tant d'années et après même que certains journalistes eurent donné, plus d'une fois sans la vérifier, l'information de son supposé décès. Chaâbane Ouahioune a d'ailleurs démenti lui-même l'info avec un humour décapant en promettant que quand il sera mort pour de vrai, ce serait lui-même qui communiquerait l'information! Pour arriver devant la maison de Chaâbane Ouahioune, il faut parcourir une montée de près de 500 mètres puis bifurquer à gauche. A peine une dizaine de mètres plus loin, on se retrouve devant la porte. C'est ici qu'est né, a grandi et vit encore Chabane Ouahioune. Et c'est ici également qu'il a fait couler beaucoup d'encre et rédigé l'essentiel de son oeuvre littéraire mais aussi ses chroniques journalistiques, les fameuses «Lettres de Kabylie». La générosité des voisins de Dda Chaâbane mais aussi de tous les habitants du village Tassaft est remarquable. Avant même de descendre de la voiture, on nous demande si nous avions besoin d'aide ou de renseignements. Une attitude qui ne nous étonne guère car nous connaissons depuis longtemps la gentillesse légendaire des citoyens de cette région qui a également donné naissance au colonel Amirouche, faut-il le rappeler. On nous confirme alors que Chaâbane Ouahioune est là. Mais... une fois à l'intérieur de la maison, on est frappé par la simplicité déconcertante des lieux. Rien n'a changé depuis 2005. C'est dire que l'écrivain n'accorde point d'importance aux futiles apparences pour se focaliser sur l'essentiel qui est dans le coeur, mais aussi au plus beau qui réside dans la nature au milieu de laquelle se trouve cette maison. Un changement toutefois: Chaâbane Ouahioune est dans une autre chambre que celle où il avait l'habitude de nous accueillir. Le fait qu'il soit malade et dans l'incapacité de se déplacer, est sans doute derrière ce changement. Une seule appréhension nous habitait, que Dda Chaâbane ne nous reconnaisse pas après tant d'années et tant d'épreuves, lui qui a perdu son fils il y a quelques années. Mais c'est mal connaître l'auteur de «La maison au bout des champs». Avec humour et sourire, Chaâbane Ouahioune nous fait d'emblée le reproche d'une si longue absence à laquelle nous répondrons que les aléas de la vie ne nous permettent pas d'être en contact permanent avec les personnes que nous estimons. Certes, Chaâbane Ouahioune est affaibli physiquement mais il n'a rien perdu de sa verve, de sa lucidité et de la cohérence de ses idées. Chaâbane Ouahioune nous demande alors si nous avons lu son dernier livre. Il nous questionne sur ce qui s'écrit ces jours-ci dans la presse et évoque aussi son état de santé. L'auteur de «Thiferzizouit ou le parfum de la mélisse», ne peut pas donner libre cours à son désir de s'exprimer. Son état de santé l'en empêche. Mais malgré cela, nous avons eu le temps d'avoir un échange fructueux avec lui. Du haut de ses 94 ans, Chaâbane Ouhioune n'a pas raté cette occasion pour nous prodiguer des conseils notamment sur les valeurs humaines qui caractérisaient la société kabyle d'antan ainsi que sur la valeur du travail. En se retrouvant devant ce grand homme humble, défilent les pages de ses livres: «Le parfum de la mélisse», «Les conquérants au parc rouge», «Parmi les collines invaincues», «Ce mal des siècles», «Itinéraire brûlant»... Cet homme d'une modestie inouïe a pourtant de quoi s'enorgueillir. Il est né en 1922 au village Tassaft Ouguemoun, à plus de 45 kilomètres au sud de la ville de Tizi Ouzou Son père était directeur d'école. A l'époque, entrer déjà à l'école constituait un défi et un exploit, Chaâbane Ouahioune a réussi à couronner ses études par une formation d'avocat. Son parcours d'avocat a toutefois fait long feu car il préféra l'écriture. Sa muse, quand il écrit, c'est la Kabylie. Plus exactement son village Tassaft. Tassaft qui l'a vu naître et où il continue de vivre.