Il avait fallu attendre l'élection de Bouteflika en 1999 et ses rapports privilégiés avec Chirac pour assister à un début de retour à la normale entre les deux pays. Il y a onze ans, jour pour jour, le 24 décembre 1994, un commando du GIA, dirigé par Yahia Abdellah, prend possession de l'avion Airbus d'Air France. Une heure après, les salles de rédaction du monde entier suivent avec intérêt ce qui va advenir du vol AF 8969. Pendant cinquante-quatre heures, les 227 passagers vont vivre l'angoisse et la tourmente. La France, confrontée à une des plus grandes prises d'otages de son histoire, est divisée entre l'envie d'intervenir et le respect de la souveraineté de l'Algérie. Le doute s'installe et la confrontation politico-militaire semble s'exacerber : d'un côté Liamine Zeroual, Mokdad Sifi et Meziane Cherif, après l'échec de la négociation, tentent de libérer les otages par une intervention des troupes d'élite de l'armée, d'un autre, Balladur, Pasqua et Juppé privilégient la négociation et le contact direct avec les preneurs d'otages. Une des premières mesures que les responsables algériens de la sécurité intérieure prennent est celle de faire appel à Abdelhak Layada, le premier émir du GIA. On pensait que son statut de chef «historique» de l'organisation islamiste pouvait influer de quelque façon que ce soit sur l'événement. Celui-ci purgeait une peine d'emprisonnement à la prison algéroise de Serkadji, et jouissait d'une grande aura auprès de ses pairs. Mais il était évident qu'il n'avait plus aucune emprise sur la nouvelle vague d'islamistes. Ce fut le premier échec. Ensuite, Meziane Cherif tenta une nouvelle négociation en prenant des tons paternalistes à souhait avec le chef des preneurs d'otages. Il assura le pardon et rassura les quatre membres du commando que rien ne leur arriverait s'ils se livraient aux autorités. Ce fut le second échec de la négociation. La mère de Yahia, le chef du commando, avait même été jointe aux pourparlers. La vénérable maman ne savait pas apparemment ce qui se passait et ne pouvait se faire aucune idée précise sur la tournure des événements. Elle supplia son fils, en vain, de laisser tomber et de rentrer avec elle à la maison. En désespoir de cause, un commando de l'armée prit position autour de l'avion, immobilisé sur le tarmac de l'aéroport d'Alger, et attendait le signal pour intervenir. Le témoignage des otages rend compte de l'état d'excitation des pirates de l'air et des frayeurs des passagers. Les uns craquent, crient, les autres sont figés par la peur. Un policier algérien, un diplomate vietnamien, puis un cuisinier français, sont tour à tour abattus froidement et jetés hors de l'avion. Le gouvernement français, par le biais de ses trois hommes forts du moment, Edouard Balladur, chef de l'Exécutif, Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur et Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, acculent leurs homologues algériens. Ils veulent soit une intervention directe, à Alger même, d'une section du Gign, chose qu'Alger rejette «catégoriquement», soit que l'avion se dirige vers une ville française qui ne serait pas Paris. Le GIA, en 1994, venait d'unifier ses factions et présentait une organisation au summum de sa force. Le groupe preneur d'otages fait partie de l'élite combattante du GIA de la Casbah et des Eucalyptus, «les signataires par le sang» dirigé à l'époque par Yahia Kronfel, mais qui, retenu à la dernière minute, avait laissé faire le chef du groupe des Eucalyptus, Yahia Abdellah, un casse-cou authentique des Eucalyptus. Celui-ci est accompagné de trois autres kamikazes : Makhlouf Benguettaf, Salim Layadi et Mustapha Chekiène, des salafistes djihadistes de quartiers issus de la jeunesse néo-urbaine et âgés entre 24 et 28 ans. Sous la pression des dirigeants français, l'avion quitte Alger pour Marseille-Marignane. Les preneurs d'otages font preuve d'un prosélytisme exceptionnel : plusieurs passagers sont gagnés par le «syndrome de Stockholm», qui consiste à prendre fait et cause avec son propre bourreau. Le pilote est le premier à être contaminé. A Paris, les décisions sont prises: l'avion ne doit pas repartir vers la capitale et s'il décolle, des chasseurs de guerre devraient l'immobiliser «de force». A Marseille, les négociateurs tentent de gagner du temps. Yahia sent la ruse et suspend tout contact. Il entrouvre même la porte et mitraille la tour de contrôle où étaient assis les deux négociateurs, dont Alain Gehin. «Nous sommes des moudjahidine de Dieu, vous ne nous faites pas peur. Nous sommes des hommes qui ne reculent pas et nous pouvons maintenant, si nous le voulons, faire exploser l'avion», répond Yahia à Gehin. Manipulateur rusé, Gehin tente encore de gagner du temps. «Aucun camion-citerne ne veut s'approcher de l'avion et vous ramener le kérosène nécessaire à votre départ vers Paris». Les preneurs d'otages «sont déjà ailleurs». Le contact est définitivement rompu. Les quatre hommes récitent la «salat el-khaouf», une prière de la peur, puisée de la tradition guerrière accomplie avant chaque grand événement «de très grande importance» dans l'orthodoxie musulmane. La radio est éteinte. Après cinquante-quatre heures, le Gign, groupe d'élite de combat de la gendarmerie française donne l'assaut. Trois membres du GIA, exténués par près de trois jours de veille, sont immédiatement tués, le dernier blessé va faire face, pendant de longues minutes, à une bonne vingtaine de membres du Gign avant d'être finalement blessé puis abattu après avoir blessé neuf gendarmes. Le lendemain de l'assaut, Djamel Zitouni donne l'ordre de venger ses hommes et c'est le chef de la katibat de Blida, Saoudi Abdelkader, qui va partir en Kabylie assassiner quatre pères blancs. «Quatre pour quatre», commentera Zitouni à Chréa, entouré de son état-major. Bien avant Al Qaîda et le 11 septembre 2001, le GIA voulait offrir un spectacle à la démesure de ses ambitions: faire exploser l'avion au-dessus de la Tour Eiffel dans un show médiatico-terroriste que réussiront les attentats de New York et Washington sept ans plus tard. L'assaut fini, les passagers libérés, les animosités commencent. La France tient Alger pour responsable d'un laisser-aller criminel au niveau des accès de l'aéroport. Un froid s'installera pour longtemps entre les deux pays et ne s'estompera qu'aux alentours de l'année 2000. Bouteflika et Chirac auront tout fait pour mener à la normalité des relations tumultueuses et passionnelles, qui, aujourd'hui encore, mais pour d'autres motifs, avancent en claudiquant.