On connaît le peintre M'Hamed Issiakhem. On connaît moins-ou pas du tout- son cousin le moudjahid Mohamed Issiakhem dont le livre «Mémoires d'un insoumis» montre les mêmes gènes que celles de son illustre parent: celles de l'insoumission. Ils sont faits d'une pièce. De cette pièce cuivrée dont on fait les hommes qui ne savent pas plier. Et se moquent de la vie comme de leur dernière chemise. Un exemple? En veux-tu, en voilà. En 1951, il est affecté, au titre du service militaire, au 27ème tirailleur algérien. Il s'insurge: «Je ne tirerai jamais, ni ici ni ailleurs.» Se rappelant de la carte de vote qu'avait reçue son père sur laquelle était inscrit «français musulman non citoyen», tremblant d'indignation, il interpelle l'officier: «Puisque mon père n'était pas citoyen, je ne le suis pas non plus. Et si je ne le suis pas, pourquoi dois-je faire le service militaire?». Un raisonnement par analogie qui a dû laisser l'officier muet de stupeur. Ce n'est pas tout. La suite est désopilante: «Je ne comprends pas le mot tirailleur.» J'ai demandé: «Où tirer ailleurs, où vais-je bien devoir tirer? Ailleurs c'est où? Je ne dois pas tirer ici? Où donc est cet ailleurs?». Cet homme qui ose braver un officier a tout juste la vingtaine. Il n'a pas froid aux yeux. Il pense à se laisser incorporer puis de déserter par la suite. Il acheta les premières tenues de l'ALN Insoumis, il refuse de rejoindre le PPA où il comptait beaucoup d'amis et, notamment Mahsas. Recherché, il force les barrages du côté du col Zakkar, près de Miliana avec sa Citroën 15-6, un véritable bolide que les vieilles motos de la gendarmerie ne peuvent rattraper. Une autre fois il est poursuivi du côté de Mohammedia. Forte tête, il ne craint ni les dangers ni le fait de vivre dans l'insécurité la plus totale, vivant comme un fugitif, véritable fantôme de la nuit qui sort de l'hôtel à 2 heures du matin pour ne rentrer dans un autre hôtel qu'au coeur de la nuit. Il avait l'insouciance et l'intrépidité de ses vingt ans et l'endurance de la jeunesse. ô! Jeunesse! En 1955, il adhère au FLN en faisant un don de 500 000 francs, ce qui était, à l'époque, une petite fortune. Il faut dire qu'Issiakhem était riche, son père possédant des bains, une imprimerie et bien d'autres biens. Il aurait pu se la couler douce comme tant d'autres Algériens tièdes qui profitaient de leur fortune. Pas lui. Sang chaud. Sang vif. Sang rebelle. Ayant constaté que les moudjahidine portaient des guenilles, il confia à leurs deux responsables Si Hammadi et Askri qu'il n'était pas possible de les laisser dans un état pareil. Ils lui demandèrent de confectionner des tenues. Mais comme cette demande requiert beaucoup d'intermédiaires (boutons, tailleurs, tissus) et beaucoup de temps, il décida, et c'était plus pragmatique et plus simple, de commander des tenues. Il commanda donc 300 tenues ainsi que des pataugas de Marseille. Le tout facturé à 2 140 414 Frs! Une somme colossale. Il ajoute ce détail cocasse: «J'ai même donné une tenue à Mohammedi Saïd, mais je ne savais pas qu'il était corpulent. Il me l'a rendue. Cheikh Mohamed Salah, un érudit qui a écrit une centaine de livres, peut en témoigner.» Une centaine de livres? Que le lecteur nous permette une petite digression bien actuelle. Quand on voit les chaînes TV privées toutes présentant leurs invités essentiellement arabisants comme des journalistes-écrivains. Mais quand on fait des recherches Google, on ne trouve nulle oeuvre. Pourquoi tout ça? Tout simplement pour donner plus de poids à la parole de leurs invités quitte à malmener la vérité. Mais revenons à Issiakhem qui précise, non sans fierté, que ce sont les premières tenues dans l'histoire de l'ALN. Vrai? Faux? On ne sait. Prudent, l'éditeur précise en bas de page «qu'il s'agit bien entendu d'une des zones de la Wilaya III historique. D'autres zones de cette Wilaya et d'autres régions ont pu également s'équiper en tenues par d'autres circuits». Pour éviter d'être arrêté, il quitte Alger pour la Suisse. A Genève par le plus grand des hasards, il rencontre Ahmed Francis, militant et futur ministre dans le premier gouvernement de l'Algérie indépendante. Ce dernier l'emmène à l'hôtel où se trouvait déjà Ferhat Abbas et Ahmed Boumendjel. Ferhat Abbas? Cette grande figure de la lutte de libération était l'idole de son père. Lui-même n'en croyait pas ses yeux. Il eut alors cette phrase qui résume tout: «Allah yarhmak ya baba,louken tchouf wlidek maâmen rah dhorka», qu'on pourrait à peu près traduire par: «Repose en paix papa! Si tu voyais avec qui se trouve ton fils!». «Le danger, c'était nous» Sur ordre de Mahsas qui était alors en Libye, il récupéra, avec d'autres compagnons, 60 kg de plastic concentré et des armes. Insouciance devant le danger? Il a cette réponse magnifique: «A l'époque, on se souciait peu du danger. Le danger, c'était nous.» Et ce qui devait arriver arriva. Il fut arrêté par la police suisse alors qu'il était en possession d'un P38. Emprisonné, interrogé sans relâche, torturé même, il eut des hémorragies intestinales. Il fut condamné à 8 mois de prison. A sa sortie de prison, il fut happé par les luttes intestines au sein du FLN. Lui qui était proche de Ahmed Mahsas, l'un des fondateurs du FLN de France, reçut l'ordre de l'abattre. De qui? Du colonel Ouamrane. Mais n'allons pas vite pour ne pas embrouiller le lecteur. Allons y piano. Issiakhem nous apprend que Mahsas après avoir été évincé de la base de Tripoli s'est enfui d'une prison tunisienne où il était détenu grâce à la complicité d'un tunisien. Pourquoi Mahsas avait-il été incarcéré et condamné à mort par Ouamrane, Issiakhem ne pipe mot. Mais de mémoire de lecteur on se rappelle que Mahsas était l'un des chefs du FLN en Tunisie. Il tenait essentiellement son pouvoir de Ben Bella qui l'avait d'ailleurs nommé. Une fois Ben Bella arrêté en 1956 avec ses autres compagnons (Ait Ahmed, Khider, Lacheraf, Boudiaf), il y eut comme conséquence une redistribution des cartes au sein du FLN au profit des colonels: Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf, Lakhdar Bentobbal et Ouamrane. Mahsas est donc un fuyard. Il s'est réfugié en Allemagne. Cédons la parole à l'auteur: «Dès mon arrivée à Tripoli, Ouamrane qui s'est souvenu de moi m'a alors proposé d'abattre Mahsas. (...) Bachir El Kadi qui avait travaillé avec Mahsas, Ben Bella et Ouamrane, m'a donné 1000 dollars. A l'époque c'était une somme énorme. J'étais subitement devenu un tueur à gages de la Révolution, mais il ne fallait pas montrer que je connaissais Mahsas car je risquais ma vie. Je ne pouvais pas non plus refuser la somme qui m'avait été remise. Ne pas la prendre, c'était refuser le marché. Cela aurait pu me valoir d'être descendu...qui pouvait refuser à Ouamrane quoi que ce soit, «Chkoun yezaggi aley.»? Qu'on pourrait traduire par: qui peut élever la voix devant lui? Relevons au passage que l'éditeur, Chiheb, pour ne pas le nommer, n'a même pas fait l'effort de traduire en français les passages en dialecte algérien. La station d'essence du 1er-Mai Voilà «le tueur» Issiakhem à Bonn. Il a retrouvé Mahsas. Va-t-il l'abattre? Non. Il l'informe sur la mission qu'Ouamrane lui avait confiée et lui donne 500 dollars en lui conseillant de quitter l'Allemagne. En sauvant Mahsas, il se retrouva lui-même dans le pétrin. Sa tête fut mise à prix par Ouamrane fou de colère. Issiakhem craignait tellement l'impétueux colonel qu'il ne regagna pas l'Algérie après l'indépendance. Une année plus tard, le voilà en Algérie. Comment faire pour éviter d'être abattu par Ouamrane? Il partit voir Mohand Oulhadj, colonel de la Wilaya III historique. Ce dernier réunit les deux parties. «Avant la réunion, j'ai rencontré Ouamrane qui m'a posé une condition: je devais lui donner une Mercedes pour mettre un terme au litige. Après tout ce qu'il m'avait fait! Toujours est-il qu'il ne l'a pas eue. Et l'épisode Ouamrane s'est arrêté là.» Ce livre d'un moudjahid qui a tout sacrifié au combat libérateur aurait mérité un meilleur traitement de la part de l'éditeur pour que le lecteur ne soit pas désorienté par la lecture. Ainsi, après avoir lu que l'épisode Ouamrane était clos, une note de bas de page nous apprend qu'après l'indépendance Issiakhem est parti voir Ouamrane à la station d'essence de la place du 1er-Mai qu'il gérait. «Quand il m'a vu, lui qui me croyait mort, il est devenu blême. Cet homme au visage de boucher chancelait.» Passons sur «visage de boucher» qui n'est pas un compliment dans sa bouche, et interrogeons-nous sur cette rencontre: comment se fait-il qu'il est parti provoquer le diable dans son antre alors qu'il avait la trouille? Pourquoi avait-il alors demandé l'intercession du colonel Oulhadj alors qu'il ne craignait visiblement plus un Ouamrane qui «chancelait»? Autant de questions qui auraient eu certainement des réponses s'il y avait eu un travail d'éditeur sur le texte.