L'avocat Hocine Zehouane, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (Laddh), estime que les dernières émeutes du mois de janvier 2011 n'ont rien d'extraordinaire. Elles s'inscrivent dans un processus de continuité logique qui est entamé depuis 30 ans. Il estime, en outre, que la levée prochaine de l'état d'urgence, promise lors du dernier Conseil des ministres du 3 février en cours, est une concession dérisoire du pouvoir. L'Expression: Quelle lecture faites-vous des émeutes qui ont secoué l'Algérie durant les premiers jours du mois de janvier 2011 et les évolutions politiques qui ont suivi avec, notamment la création de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie? Hocine Zehouane: L'Algérie est dans un processus émeutier et une dynamique émeutière depuis 30 ans. Les dernières émeutes ne sont pas un événement nouveau. Elles s'inscrivent dans une continuité fondée sur le fait que la société est bloquée. Le nouveau mode d'expression, surtout des nouvelles générations, notamment de la jeunesse, passe par l'émeute. L'émeute c'est lorsque quelqu'un est dans l'impasse, qu'il n'est pas entendu, qu'il n'a pas à sa disposition les mécanismes de régulation, des mécanismes d'intercession, il explose et devient violent. Alors les derniers événements sont, à mon avis, à intégrer dans cette chaîne-là. Ils se caractérisent par le fait que cette fois ils sont d'une ampleur un peu cantonnée, qu'ils se fondent sur l'histoire des prix du sucre, etc, donc sur des protestations sociales. On peut les déclarer comme un chaînon dans une série qui se développe depuis longtemps. Concernant maintenant la Coordination qui en est née, je ne pense pas qu'elle est née à partir de là. La coordination vise l'abolition de l'état d'urgence. C'est une revendication déjà ancienne, la coordination saisit peut-être l'opportunité de ces manifestations pour se cristalliser en coordination. Ne pensez-vous pas qu'avec des mesures strictement sociales, l'Etat veut se refaire une virginité et soigner son image? Moi je vous dis que c'est réactif. Ce sont des mesures réactives et je pense un peu qu'elles sont des saupoudrons. Je dis qu'il faut des programmes beaucoup plus énergiques et qui s'attaquent aux causes structurelles de nos difficultés.A propos de la levée prochaine de l'état d'urgence, je dis que c'est une mesure qui est à mon avis dérisoire car il faut aller beaucoup plus au fond des choses et aller à la refondation institutionnelle de ce pays. Il faut que la société se remette en état de fonctionner harmonieusement pour pouvoir régler ses problèmes de façon pacifique et dynamique. Pour ce qui est de l'ouverture des médias publics à l'opposition, qu'est-ce qu'on voit, j'ai vu hier (l'interview est réalisée lundi) Louisa Hanoune sur les médias et ce matin Zohra Drif et c'est ça l'ouverture politique. Selon vos lectures précédentes, ces émeutes récurrentes depuis 30 ans sont le résultat d'un blocage institutionnel, économique et social. Pouvez-vous développer ici votre idée? Mon idée c'est que l'Algérie est aujourd'hui, et d'ailleurs le monde arabe également, un pays qui a une société bloquée. Je m'explique. Sur le plan institutionnel, quelle est la fonction majeure des institutions dans un pays? C'est de permettre à la société de fonctionner d'une façon harmonieuse et régulée. Les contradictions dans une société sont quelque chose de vital, de normal. Pour régler ces contradictions-là, il y a deux moyens. Ou bien il y a la violence, la confrontation qui peut conduire jusqu'à la guerre civile, ou bien il y a la médiation. Et ce sont les mécanismes de médiation qui permettent justement à une société de fonctionner de façon régulée. On prend un exemple très, très simple: il y a un conflit par exemple dans le monde du travail. Soit on le règle en utilisant la confrontation en déclenchant la grève, en occupant les lieux et en cassant, soit on le règle avec un partenaire. Je vous donne un exemple qui s'est résolu en recourant au premier procédé. A Staouéli, l'autre fois, il y a un employé qui est en situation précaire depuis 16 ans. On lui renouvelle un contrat de vacataire tous les six mois. Il est désespéré socialement, malade, etc. Il a ramené sa fille, il s'est arrosé d'essence, il a arrosé sa fille et il allait se mettre le feu. Heureusement que les gens qui se trouvaient auprès de lui l'ont sauvé. A l'échelle nationale concernant le fonctionnement, quand des institutions ne permettent pas réellement à la société de s'exprimer, de se donner les représentants qu'elle choisit et de les sanctionner ensuite par une procédure en cas de non-respect de mandat, eh bien la société est bloquée institutionnellement. Qui donne du crédit aujourd'hui à l'APN, qui donne du crédit au Sénat, qui donne du crédit aux autres institutions? Le pouvoir n'est pas un pouvoir assis sur la règle des droits, c'est un pouvoir discrétionnaire qui est exercé comme ça où la loi ne signifie plus rien, et voilà comment le dispositif fonctionne. Sur le plan économique, l'Algérie est un pays aujourd'hui rentier, fondé sur Hassi Messaoud et Hassi R'mel et c'est un pays consommateur. Sa consommation, il la ramène de l'extérieur à partir de revenus des hydrocarbures. Ça aussi c'est un blocage car ça ne va pas aller très loin. Les réserves en hydrocarbures sont limitées pour l'Algérie et pour le futur, les nouvelles générations sont aujourd'hui menacées. Demain, elles n'auront plus rien et comme elles ne sont pas armées, comme elles n'ont pas un dispositif de production pour en faire des acteurs économiques, elles sont menacées. Elles vont être réduites à la clochardisation. Ça c'est un autre blocage. Et sur le plan social, c'est dramatique parce que les structures traditionnelles de l'Algérie qui fixaient les gens à leurs attaches traditionnelles ont disparu. Les structures de la campagne, le rattachement à la terre, tout ça a éclaté du fait de la guerre de Libération, du fait de l'Indépendance, du fait de la ruralisation des villes et du fait aussi d'une poussée démographique très importante qui peut être salutaire pour l'Algérie puisqu'elle se reconstitue démographiquement et qui peut être aussi un point terrible. Le blocage vient du fait qu'à partir des années 1980, une nouvelle orientation s'est imposée, à savoir qu'il faut déconstruire l'économie algérienne et il faut faire du réajustement destructurel sur injonction du FMI de l'OMC, de la Banque mondiale, etc. Donc, sur le plan social il y a aussi un blocage en ce sens qu'aujourd'hui, les Algériens qui naissent, qui grandissent, qui, qui et qui, à la fin de la course n'ont pas de débouchés pour s'insérer socialement. Ils sont marginalisés, ils sont clochardisés, ils cherchent à fuir à l'extérieur. Il faut agir très vite et envisager des plans de déblocage pour renverser cette situation. Pour renverser justement la situation, vous venez de proposer un standard social minimum garanti (Ssmg) pour dépasser au moins les problèmes sociaux. En quoi consiste cette proposition? Le standard social minimum garanti doit être fondé sur un droit intangible pour chaque Algérien à la formation, au travail et à un logement; à la santé, à la retraite et à la couverture sociale. Voilà comment cela doit se faire. Concernant la jeunesse, il faut un vaste plan de mobilisation civique pour que, très rapidement, cette jeunesse soit encadrée par toutes les institutions de l'Etat, et politique afin qu'au bout de deux ou trois années, chaque jeune sorte armé d'un métier, il a un travail et au bout du champ il faut qu'il y ait une perspective d'avoir un logement. Bien sûr, il y aura des modalités pour assurer ça, ça va se discuter au niveau des problèmes techniques. Sur un plan plus vaste, il faut que les gens qui sont en pleine détresse sociale soient assistés par les organismes pour: soit les réinsérer dans des circuits actifs, soit les prendre en charge. Vous avez plaidé également pour l'élaboration de ce que vous appelez Constitution-cadre. Pouvez-vous clarifier cette suggestion? Ça c'est mon originalité, c'est ma propre proposition originale. Je dois développer juridiquement. Une Constitution doit tendre à assurer et à donner au pays le cadre pour fonctionner politiquement, socialement de façon stable et à réguler les problèmes et les conflits qui traversent la société et qui sont tout à fait normaux, naturels et dynamiques, mais il faut qu'elle soit authentique, il ne faut pas qu'elle se base sur la tricherie. Or, jusqu'à présent, les institutions sont des chiffons de papier. Il faut une vraie Constitution, mais vu les circonstances historiques dans lesquelles nous intervenons, je l'appelle une Constitution-cadre. Pourquoi une Constitution-cadre? Parce qu'en principe c'est le peuple qui se donne une Constitution. C'est-à-dire il faut des élections, il faut faire une Assemblée constituante et c'est elle qui fonde une Constitution, et à ce moment-là le peuple adopte. Je parle sur la base d'une considération essentielle qui veut dire que le premier acte par lequel les gens s'unissent, c'est celui de vivre en société. Si nous faisons un contrat de vivre en société, personne n'aura le droit après, par un moyen ou un autre, d'exclure quelqu'un de cette société. A partir du moment où on est membre d'une société, on est protégé par cette société. Donc, il y a déjà un engagement fondamental moral. Dans des cas de sociétés comme celle que nous traversons, il peut se faire que la société se divise en catégories hostiles, en majorité, en minorité, en démocrates, en laïcs, en intégristes, etc. Si nous passons par la voie dite de la Constituante, il est fort possible que cette constituante-là aura une coloration partisane, et peut-être même antidémocratique et donnera une Constitution non démocratique. Je dis qu'on va dresser le barrage contre ce risque et ce danger et on va faire une Constitution-cadre d'abord qui empêchera ce genre de dérives. A ce moment-là on laissera la voie ouverte aux jeux démocratiques avec une seconde garantie qui est celle d'avoir une garde constitutionnelle vigilante qui empêchera toute majorité, tout gouvernant, tout ministre de toucher aux fondements de cette Constitution-cadre. Vous avez déjà des gens ignorants qui ne savent pas ce qu'est une Constitution. Les islamistes ne savent pas ce que c'est une Constitution. S'ils viennent me dire que la Constitution c'est le Coran, ça ne va plus, il n'y a plus de société. Il y a la communauté islamique c'est tout, tout le reste doit être passé à l'abattoir.