Condamné, Arezki s'adresse à son juge requis par le système judiciaire colonial: «Vous pouvez dormir, monsieur le juge: il est bon, après tout, que le sommeil du Juste suive le sommeil de la Justice.» Pour une lecture juste et profitable de la grande oeuvre de Mouloud Mammeri, Djoher Amhis-Ouksel nous propose «Une lecture de «Le Sommeil du Juste» sous le titre La Voie des ancêtres (*). Lire ou relire Le Sommeil du Juste de notre immense et regretté écrivain Mouloud Mammeri, c'est faire revivre son équitable pensée d'homme de culture et son amour indéfectible pour sa terre, celle que lui ont léguée, à lui et à nous tous, la communauté des ancêtres bâtisseurs de l'Algérie d'aujourd'hui. Que disent les ancêtres? Ils recommandent, à quiconque aime son pays, de suivre la voie tracée par le temps, fixée par les hommes et embellie par l'idéal primordial des générations successives. Mais cette idée, pourtant culturelle et éminemment humaine et nationale, a été contrariée par ceux que le réel dérange, ceux que l'ignorance vaniteuse nourrit et que l'ambition dangereuse dévore. Les personnages du Sommeil du Juste évoluent à une époque où le remords n'existe pas, car la conscience de l'autorité administrative, sous le régime colonial, n'a aucune épaisseur humaine. Le roman de Mouloud Mammeri, Le Sommeil du Juste, publié en 1952 (peu de temps après La Colline oubliée) est, à la fois un appel à la lucidité de l'Algérien face à l'injustice coloniale et un réquisitoire contre les violences meurtrières de la bête qui s'éveille significativement dans la carapace sur mesure du colonisateur. Pour comprendre l'histoire que raconte Mammeri, l'anthropologue et le linguiste, il est indispensable de remonter à l'origine des faits historiques, aux initiateurs lointains de l'idée de l'identité: les Ancêtres aux racines pures et simples, les Ancêtres qui parlent à chacun de nous, peu importe d'où part l'appel, peu importe d'où il vient, puisqu'il a le ton de la voix et l'humain souci de l'Algérien à vivre librement son algérianité pleine et entière. La voie des Ancêtres est ainsi tracée, est ainsi comprise et d'autant qu'elle prend de la consistance pour lutter contre l'ennemi dévastateur du pays et destructeur de la société algérienne. Le Sommeil du Juste explique, par le drame d'une région et par le drame d'une famille et par le drame d'un pays spolié, dominé, colonisé, le prodigieux et émouvant sursaut de conscience populaire, progressivement puis soudainement explosé par l'effet d'une volonté de libération nationale. Généralement, on donne informellement ainsi le sujet de ce drame: «Nous sommes dans les années quarante. Une affaire de famille et de vengeance dans la montagne kabyle. Le premier des fils du patriarche sauve l'honneur en exécutant le rival, tandis que Slimane, autre fils (nationaliste), et le troisième, Arezki, revenant après la campagne d'Italie, sont de coeur avec lui. La personnalité de cet Arezki opérant une prise de conscience est particulièrement attachante. La guerre de libération est ici en préparation dans les esprits.» Le roman, s'il en est - car ici la réalité submerge souvent la fiction -, décrit avec une précision bouleversante la société algérienne colonisée, meurtrie par le conflit de la Seconde Guerre mondiale qui n'est pas le sien et qui plus est ne la libère pas de l'oppressante domination française. Il s'agit là d'un «roman ancré dans une réalité historique très précise». En pédagogue expérimentée, Djoher Amhis-Ouksel essaie de mettre à la portée du lecteur non averti, au jeune en particulier, tout l'intérêt de ce roman aux accents forts et instructifs, mêlés d'humour sobre et d'intelligence brillante. Elle suit scrupuleusement le découpage de l'oeuvre et nous conduit pas à pas vers le coeur du sujet: Le Sommeil du Juste nécessite cette méthodique approche pour se consacrer à la délicatesse de l'esprit tolérant de Mouloud Mammeri. Les quatre parties du roman (Le père, Le fils, L'autre, Tous au vert paradis) sont délimitées et abordées tour à tour; on pourrait ainsi mesurer la grande compétence de Mouloud Mammeri à démystifier, a contrario, «la société dans laquelle il vit». On indique avec minutie l'époque («On était en 1940»), les personnages (Le père, ancré dans la tradition et qui pense détenir une vérité immuable; La fratrie, composée de quatre personnes: Arezki, «par qui le scandale arrive», Mohand, ayant contracté la tuberculose en France, époux de Mékioussa, a trois enfants; Slimane, le jeune frère nationaliste, «qui avait une fois de plus exposé sur la place» l'argument des dominos; Tamazouzt et Toudert, le cousin.). D'autres éléments structurels renforcent la puissance de l'oeuvre qui entend convaincre de la prise de conscience des conditions de vie de l'époque et de l'échec cruel de la belle vie que procurerait l'émigration. Il faut, à cela, encore ajouter l'ancrage social, par exemple, «La misère pousse les habitants à émigrer; des coutumes archaïques; le père est investi d'un grand pouvoir; la guerre est perçue comme porteuse d'espoir, une providence; une remise en cause des valeurs reçues; le rôle de régulation des «plus vieux d'Ighzer»; le rôle du Komisar, «il commande toute la commune».» Djoher Amhis-Ouksel analyse le roman tout en le développant avec la rigueur des protagonistes à dénoncer le colonialisme. La voix de l'écrivain devient intransigeante, dès qu'il s'agit de dire l'autre vérité, parfois trop généreusement excusée, lorsqu'il est fait allusion au «missionnaire»: «Il apporte, le plus souvent, avec la meilleure foi du monde, la bonne parole et les grands principes à des hommes dont la vie est un déni quotidien. [...] Le colonialisme ne libère pas, il contraint; il n'élève pas, il opprime; il n'exalte pas, il désespère ou stérilise; il ne fait pas communier, il divise, il isole, il emmure chaque homme dans une solitude sans espoir.» Oui, ainsi que l'écrit Djoher Amhis-Ouksel: «Mouloud Mammeri est profondément enraciné dans une culture millénaire; il s'est ouvert, sans reniement à toutes les autres cultures, persuadé qu'»un homme se pèse à son poids d'humanité».» Mammeri a eu le temps de préciser, par ailleurs, sa vocation d'écrivain qui «est justement de toujours rappeler les hommes à leur humanité et de toujours appeler les hommes vers une réalisation plus entière de leur humanité». Thème important à méditer d'urgence par le temps qui court! La Voie des ancêtres que Djoher Amhis-Ouksel a pieusement soulignée dans le roman Le Sommeil du Juste de Mouloud Mammeri, éveille bellement le lecteur à découvrir et à comprendre l'art de l'un de nos plus grands écrivains. (*) La Voie des ancêtres (Une lecture de «Le Sommeil du Juste» de Mouloud Mammeri) de Djoher Amhis-Ouksel, Casbah Editions, coll. Empreintes, Alger, 2010, 126 pages.