Les personnes en situation de handicap sont victimes d'une double peine : leur handicap, mal pris en charge généralement, et les difficultés de vie dans une société qui ne leur est pas adaptée. Il est très significatif de noter, d'emblée, que la situation des handicapés en Algérie échappe de manière quasi totale à une médiatisation plus ou moins suivie, si l'on excepte évidemment les événements exceptionnels tel le 14 mars, par exemple, qui représente la Journée nationale des personnes handicapées, et lorsque la situation de handicap est abordée, l'on se met généralement à insister sur les infrastructures mises en place au profit des handicapés, ou bien sur des faits très conjoncturels, occasionnels, initiés par des collectivités locales. Voilà pour un premier constat. Pourtant, les personnes en situation de handicap en Algérie sont au nombre de 2 millions, chiffre officiel, et selon toute vraisemblance, elles ont depuis fort longtemps atteint 3 millions, soit les 10% environ de la population prévus par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Malgré une loi sur la protection et la promotion des personnes handicapées, adoptée par l'APN en mai 2002, elles vivent mal leur situation parce que cette loi trace, certes, les grandes lignes d'une politique d'aide aux handicapés, mais sans lui en donner les moyens puisqu'aucun dispositif cohérent n'a vu le jour jusqu'à l'heure actuelle pour permettre à ces personnes d'en bénéficier. Et surtout, les handicapés en Algérie disent rejeter la vision charitable qu'ils vivent comme une humiliation. Ils revendiquent leurs droits en tant qu'acteurs de la société civile et interlocuteurs valables des pouvoirs publics. Précisément, un second constat à faire est qu'un malaise viendrait de ces associations des personnes handicapées, elles-mêmes. Devenues par le manque de clairvoyance et le manque de compétences nécessaires de simples réceptacles de l'aide institutionnelle, la plupart de ces associations se retrouvent aujourd'hui dans l'incapacité de formuler clairement des propositions, et certaines développent souvent des relations de clientélisme avec les bénéficiaires, s'exposant à être ignorées et méprisées par les pouvoirs publics eux-mêmes. Je dors… pour oublier que j'existe ! Trois mille personnes victimes d'accidents graves de la route en Algérie restent en tout cas chaque année handicapées, d'après les estimations du Centre national de la prévention routière, dont des amputés, des traumatisés crâniens et un millier de blessés médullaires qui vont rejoindre les autres paraplégiques d'Algérie. Aux alentours de la capitale seulement, Tixeraïne, Azur plage, Ben Aknoun, Blida Frantz-Fanon et l'hôpital Zemirli à El-Harrach, en particulier, accueillent sans cesse ces victimes de la route. Après les urgences et le pronostic vital, celles-ci —en majorité des jeunes, de plus en plus de jeunes — sont orientées vers les services de réadaptation qui, faute de places, en refouleront une grande quantité. Quelles perspectives ? Un jour, il n'y a pas longtemps, rapporte-t-on, des représentants de l'organisation Handicap International, en visite en Algérie, se sont rendus par hasard au chevet de Kader, un handicapé polio quadragénaire vivant à Beau-Fraiser. L'un des membres de cette organisation voulant savoir ce que faisait Kader de ses journées, ce dernier lui répondit : “Je dors, je dors… pour oublier que j'existe !” À force de vivre isolé, esseulé, il tenait même des propos parfaitement incohérents. Le témoignage pourrait s'arrêter là. Les difficultés rencontrées par les personnes handicapées, devrait-on peut-être ajouter, sont assurément très variables, voire complexes, en fonction de l'origine du handicap, mais cela n'empêche que bien souvent un petit handicap (le pied bot, par exemple) entraîne des suites et des complications à l'infini jusqu'à conduire la personne à devenir un laissé-pour-compte et des situations impossibles à vivre, et souvent à sombrer dans une léthargie sans fin, ou dans un sommeil de jour et de nuit. Or, sans entrer dans les détails de la maladie de Kader, soulignons que ce dernier a trouvé une écoute attentive, et non seulement depuis ce jour-là, il est sorti pour ainsi dire de son sommeil, mais il peint des tableaux remarquables, participant à des expositions et s'accrochant enfin à la vie. Combien de cas, des milliers, des centaines de milliers, qui comme Kader végètent, oubliés de tous ? Et combien de cas qui comme Kader s'en sortent ?L'intégration, ou l'insertion d'une personne en situation de handicap, ce ne peut certainement pas être une simple affaire de structures d'accueil, de thérapeutiques ou d'appareillages. S'il est vrai que les handicapés bénéficient en Algérie de programmes de prise en charge à travers des centres spécialisés gérés par le ministère de la Solidarité, c'est aussi une affaire de mentalité à faire avancer, où le handicap, comme l'explique un universitaire, spécialiste de la question, “n'est pas toujours ou ne rime pas toujours avec limitations, incapacités, inadaptations, drame, etc. mais il signifie aussi des restes à développer, des potentialités à explorer, des tabous à dépasser, des préjugés à bannir, etc.”. Une lettre au président de la République pour s'en sortir La preuve est que N…, une handicapée souffrant des os, a eu son bac, s'est inscrite à la fac centrale d'Alger en pharmacie et malgré l'indécent “qu'est-ce qu'elle est venue faire ici ?” qu'elle entend parfois, elle continue à être une brillante étudiante. Un autre jeune handicapé, atteint de myopathie (maladie neuromusculaire se traduisant par une dégénérescence du tissu musculaire), a adressé directement, lui, une lettre au président de la République pour expliquer son cas et solliciter son appui pour une bourse à l'étranger. La bourse lui a été accordée, et aujourd'hui ce jeune accumule diplômes et distinctions auprès de prestigieuses institutions universitaires outre-Méditerranée. Cas exceptionnels ? Oui. Le fait est qu'en matière d'insertion, l'Algérie ne figure sûrement pas en haut du palmarès. Les 4 000 DA alloués mensuellement aux handicapés tiennent lieu de dérisoire soutien, pour ne pas dire insignifiant. Pour la présidente de la Fédération algérienne des associations des handicapés moteurs, Mme Atika El Mamri, cette indemnité “ne reflète pas les besoins des personnes en situation de handicap en termes de dignité, ni de ressources suffisantes, ni de facilitation”, nous dit-elle, en ajoutant que cela aurait été peut-être acceptable s'il y avait tous les autres services d'accompagnement. En outre, il y a ceux qui touchent ces 4 000 DA cumulés tous les six mois, voire tous les ans, et ceux qui perçoivent plus. Un exemple : le jeune S., trop contrarié par le montant de cette pension, argumentait un jour son cas de fils de moudjahid auprès de l'administration. Il a obtenu de percevoir une indemnité substantielle de 15 000 DA au lieu des 4 000. Au-delà de cette indemnité, dérisoire ou non, c'est tout le reste qui prime en fait, et principalement c'est l'indispensable accompagnement des gestes quotidiens de la personne en situation de handicap dont il doit être question en permanence. Car, pour la Fédération algérienne des associations des handicapés moteurs, le point nodal de la situation se résume à un isolement de la personne handicapée et de son manque d'aptitudes à se situer dans un environnement qui lui semble hermétique et inaccessible. “Etant parfois complètement ignorée au sein même de la cellule familiale, elle s'excuse presque d'exister car la collectivité n'a rien prévu pour elle”, dit un représentant de cette fédération. Celle-ci a quand même mis en route pour 2009 des “espaces de socialisation” qui devraient permettre à des groupes de se retrouver autour d'activités diverses. Ces projets seront implantés dans six wilayas, Béchar, Ghardaïa, Alger, Jijel, Constantine et Médéa, à raison de 3 par wilaya, en attendant que les associations des handicapés moteurs des autres wilayas puissent être en mesure, elles aussi, d'accueillir de tels centres. Une intéressante expérience, la première en Algérie Accès à l'éducation, accès à la réadaptation et aux soins de base, les obstacles pour ces deux critères de vie indispensables, ainsi que pour la facilitation des conditions de vie quotidienne de manière générale, continuent malheureusement à être aussi nombreux que manifestes : problèmes de transport, logements situés à l'étage, difficultés financières pour obtenir un fauteuil roulant, un matériel de confort urinaire, etc., non-accessibilité à l'école ou inaccessibilité des établissements scolaires. Une intéressante expérience, la première en Algérie, est néanmoins en train d'être initiée au sein de l'Etablissement hautement spécialisé (EHS) de Ben Aknoun, où l'on n'attend plus que l'installation du système d'évacuation des eaux usées pour démarrer. Il s'agit d'un espace de simulation des gestes de la vie quotidienne, destiné à une rééducation fonctionnelle qui préparera à la réinsertion sociale les accidentés de la route devenus des handicapés. Ce véritable “appartement thérapeutique” à l'EHS de Ben Aknoun, dont l'objectif est l'apprentissage de l'autonomie des blessés médullaires (il a coûté 120 millions de centimes), mettra la personne en situation d'affronter la société avec son fauteuil roulant. En résumé : comment se laver seul, se doucher seul et tous les autres gestes quotidiens habituels. L'organisation non gouvernementale Handicap International serait prête à financer des projets du même type et permettre la création d'espaces dans d'autres hôpitaux en Algérie. Dans l'optique essentielle de reconnaissance et de promotion de tous les droits de l'homme et des libertés fondamentales des personnes handicapées et du respect de leur dignité, un progrès important a été fait l'année passée avec l'adoption par l'Algérie de la Convention sur les droits des personnes handicapées, un texte spécifique d'une cinquantaine d'articles qui, notamment, reconnaît que toute discrimination fondée sur le handicap est une négation de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine. En attendant la ratification de cette Convention par l'Algérie, beaucoup reste encore à faire. Mais sans doute le plus urgent est de trouver les voies et moyens de faire émerger enfin des mécanismes tendant à fixer partout où il faudra des services d'auxiliaires de vie, si précieux aux personnes en situation de handicap. Idem pour la création de services d'auxiliaires scolaires qui accompagneraient l'enfant handicapé à sa réinsertion à l'école et lui éviter d'être toujours placé au fond de la classe. Il faudrait pour cela d'abord déterminer leur mode de financement bien sûr. Les années noires du terrorisme en Algérie n'ont pas fait évoluer les choses, bien au contraire. Il reste que la vision réaliste aujourd'hui défendue dans la plupart des pays en avance dans leur politique de protection sociale veut que la personne handicapée ne soit plus perçue automatiquement comme une personne nécessiteuse qui bénéficierait d'avantages, mais comme une personne qui fréquente les mêmes lieux que tous les autres citoyens, avec une accessibilité aux handicapés. Z. F.