Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le remodelage du passé en fonction des thèses de la caste coloniale semble avoir de beaux jours, malgré le recouvrement de la souveraineté nationale. Sinon comment expliquer le fait qu'un ouvrage comme Chéri, Algérie, de Daniel Lefebvre, soit en vente dans nos librairies alors que son argumentaire remet dangereusement en cause la thèse officielle algérienne sur le lourd sacrifice consenti par tout un peuple faisant outrageusement passer le nombre de martyrs d'un million et demi à “200 000 victimes”, de 1932 à 1962 de surcroît ? Vous conviendrez avec moi que le mal est doublement en nous. À l'absence de vigilance patriotique des autorités en charge du secteur, il y a lieu d'ajouter cette mémoire ankylosée aux effets pervers à l'honneur dans un pays qui mérite assurément mieux. C'est, à juste titre d'ailleurs, que l'historien Mohamed Harbi avait déclaré un jour que la production historique, idéologique et sociologique relative au mouvement national est, à bien des égards, une anthologie de la falsification et de la dissimulation. Sont-ce ces raisons qui ont poussé en novembre 1974 Mohamed Boudiaf, alors président du Parti de la révolution socialiste (PRS), à sortir de sa réserve pour vouer aux gémonies ceux-là mêmes qui ont écrit, et continuent de le faire en déformant par intérêt ou par ignorance les faits, en attribuant à des gens des rôles qu'ils n'ont pas joués, idéalisant certaines situations, et passant d'autres sous silence, refaisant l'histoire après coup ? La réponse à un tel questionnement est aisée, surtout lorsque l'un des principaux artisans de la Révolution nationale du 1er Novembre 1954 faisait remarquer, non sans pertinence, que le résultat le plus clair de ces manipulations est d'entraîner une méconnaissance d'un passé pourtant récent chez les millions de jeunes Algériens qui n'ont pas vécu cette période et qui sont pourtant avides d'en connaître les moindres détails. Dans Aux sources du nationalisme algérien, Kamel Bouguessa fait remarquer que les attitudes de certains chercheurs et témoins oculaires convergent pour alourdir ce climat : les réactions d'un certain nombre de militants et de dirigeants nationalistes ont bien montré l'importance des discontinuités et des silences qu'ils ont opposés à ses questions. Devant le silence complice des uns et l'anthologie de la falsification et de la manipulation des autres, la question de savoir d'où extraire les matériaux qui vont permettre une écriture de l'histoire sur des bases nationales n'a pas manqué d'attirer l'attention de nombreux auteurs comme Mahfoud Keddache, Mohammed Guenanèche ou Slimane Chikh qui n'exagère nullement quand il souligne que ce n'est pas par un pur hasard si l'histoire de la “guerre d'Algérie” est, en proportion, le fait d'auteurs étrangers. C'est pour cette raison que les glorieux martyrs reviennent cette semaine pour se rappeler au bon souvenir de ceux qui ont failli et célébrer, dans le faste, notre africanité retrouvée, sans oublier les nouvelles orientations patriotiques de l'économie nationale...