Si l'affaire “Sahraoui”, ce jeune de Ouled Rechach agressé par le brigadier Ben Zeid Abdel Djalil, n'a pas pris des proportions plus grandes, la gendarmerie nationale ayant sanctionné immediatement la bavure, les raisons profondes des émeutes de Zouï demeurent entières. Elles ont pour noms : hogra, chômage, pauvreté, corruption. Martyre. Voilà un mot que Mohamed Lakhdar Saâdaoui connaît bien (aucun lien de parenté avec le Saâdaoui qui défraye la chronique depuis quelques jours). Et pour cause. Cet homme de 66 ans est ancien moudjahid, comme sept membres de sa famille. Il a perdu son frère dans la guerre d'Indépendance, tombé dans un accrochage lors de la fameuse offensive du Nord-Constantinois, le 20 août 1955. Comme chez les Saâdaoui, il y a au moins un martyr dans chaque maison, à Ouled Rechach. Une petite précision étymologique veut, d'ailleurs, que le nom de cette localité, plus connue sous celui de Zouï, soit une pure référence à ce rapport privilégié aux armes, “rachach” en arabe évoquant les fusils-mitrailleurs. Mais, fait paradoxal : voilà donc une commune qui a payé un lourd tribut pour la libération de ce pays — et c'est un lieu commun de dire que les Aurès sont le berceau de la Révolution — et pourtant, cette même commune qui a tant donné, n'a rien reçu en retour. Ou peu. Si bien qu'elle poursuit son martyre autrement, par le dénuement et les privations de toutes sortes, achevant ainsi de donner à son sacrifice la forme la plus accomplie de l'abnégation. Lakhdar Saâdaoui ne veut pas revenir sur les derniers événements qui ont secoué cette paisible localité. “La presse ne s'intéresse à nous que lorsqu'il y a de l'huile à mettre sur le feu. Moi, tout cela me peine. Le gendarme est mon fils, le policier est mon fils, le douanier est mon fils. Vous êtes tous nos enfants et mon cœur se déchire de voir notre pays jeté ainsi en pâture aux suppôts de la France !”, fulmine notre hôte qui, soit dit en passant, même s'il n'est pas tendre avec les journalistes qui font leur travail “en faisant le jeu des ennemis de l'Algérie”, n'a pas manqué à cette hospitalité légendaire si caractéristique (avec taghenant) des gens des Aurès. Ironie du sort, ce sera son fils, Youcef, lycéen, de 18 ans, qui nous fera une virée à travers les poches lépreuses du village. Issu d'une autre génération, Youcef estime, lui, qu'il faut tout vider sur la place publique, au désespoir des notabilités locales. Voilà, en tout cas, qu'une fournée de jeunes, ceux-là même qui ont chahuté il y a trois jours pour arracher justice au jeune Madani Sahraoui, agressé par le chef de brigade Ben Zeid Abdel El-Djalil, se rue sur nous pour nous jeter à la figure ce qu'une chape de silence, de peur, de pudeur ou d'orgueil résiduel a laissé sous cape depuis des lustres. Liberté, journal “pyromane”… Fait scandaleux : en sachant qu'une équipe de notre journal était sur les lieux (l'info a fait le tour du village en 30 secondes chrono), des flics auraient pris des gens pour leur interdire de nous parler. C'est ce que nous ont affirmé des citoyens. “Liberté est là juste pour attiser le feu. C'est un journal pyromane”, leur aurait-on raconté. D'ailleurs, on a empêché le jeune Madani Sahraoui de nous parler à cœur ouvert (voir encadré). Vrai ou faux ? En tout cas, le fait est là : nous ne pouvions pas faire un pas sans que l'on vienne nous faire la morale : “Pourquoi vous ne parlez que des pneus qui brûlent ? Pourquoi accordez-vous tant d'importance à de petites escarmouches ?” Loin de céder à une quelconque tentation “incendiaire”, nous estimons, à Liberté, qu'une ligne de partage hiératique a achevé de séparer définitivement le monde des nantis, des nababs, des barons, des opportunistes et des corrompus de tout poil, de celui des “Algériens du bas”. Sans populisme aucun, nous n'avons pas le droit de censurer tout un peuple. Nous pouvons être sourds aux clameurs qui montent, nous n'empêcherons pas les gens de crier. Nous jetons peut-être de l'huile sur le feu, ce n'est pas en interdisant les allumettes qu'on empêchera les incendies. M. B. Dans le ghetto de Harat el-Oued La physionomie du village laisse déjà voir les premiers symptômes de quarante ans de non-gestion. Ainsi, derrière les façades plus ou moins clean du boulevard principal se découvre au visiteur tout un ghetto caché, appelé harat el-oued, érigé autour d'un lit d'oued infect qui a transformé tout le quartier en cloaque. C'est oued zouï. À en croire les citoyens, il est porteur de moult maladies, dont la typhoïde. “L'an dernier, nous avons eu une série de morts subites suite à une infection étrange qui paralysait les gens d'une façon mystérieuse, avant de les achever”, affirme Yacine Issaoui, étudiant. Et pour inscrire un projet d'assainissement du site, il faut attendre. “Les projets yemchou bel ârouchia”, résume Yacine. Dans la cité des 70 logements, les travaux de viabilisation traînent encore. Pas de réseau d'assainissement. Un litige oppose l'APC au propriétaire du terrain sur lequel la cité a été bâtie. Chaque fois qu'une pelleteuse apparaît, il menace de se jeter sous ses chenilles. Pas de gaz de ville. L'électricité est lunatique. Pour avoir un imprimé administratif, c'est la croix et la bannière. “Nous payons 30 DA une fiche familiale”, affirme Djamel Smaâli, président de l'association culturelle Igoudher. Les détritus sont partout. Les hommes vivent avec les bêtes. Un dépotoir s'est formé dans les locaux tombés en ruine d'une ancienne kasma FLN, à laquelle aucun maire n'ose toucher. Sous un stade où jouent des gosses, un poteau électrique qui n'avait rien à faire là a causé beaucoup de dégâts à l'électroménager des riverains. “À cause de ces dégâts, moi j'ai mis en vente ma maison et mon local”, peste un habitant du quartier, mécanicien de son état. Crédits agricoles : encore la corruption Et la corruption a fait des ravages, notamment dans l'octroi des crédits du FNRDA. Une affaire a défrayé la chronique : un nabab s'est autorisé un prêt de 100 millions de centimes au titre du FNRDA, pour soit-disant aménager un forage pour l'irrigation de ses terres. “Il ramenait des citernes entières et les déversait dans le forage pour justifier le prêt”, avoue une source. “Ce même nabab qui n'est pas agriculteur a obtenu ensuite 50 millions dans le cadre du financement du logement rural, lui qui est loin d'être dans le besoin. En parallèle, les vrais fellahs vivent dans une misère noire”. Dans la région de Sahara-Nememcha, les fellahs affirment travailler des terres sans aucun titre. “Et nous n'avons ni assurance, ni financement. Etadîm bel maârifa”, tempêtent-ils. Le chômage a atteint des proportions alarmantes. “Ici, ce sont les vieux qui nourrissent les jeunes, grâce aux allocations des fils de chahid et des anciens moudjahidine. Sinon, que dalle. Les fils de notables sont intégrés dans le filet social, les autres sont délaissés”, dit Aïssa, un jeune au chômage. La seule structure de santé du village est une polyclinique qui manque de beaucoup de choses. “Le personnel soignant est insuffisant. Des médecins sont venus pour travailler ici. Ils ont pris des logements de fonction, les ont revendus et sont retournés à Khenchela”, nous dit-on. Visite à la Maison de jeunes du village, une maison de la culture moribonde. Seul Internet fonctionne. Une piscine est en chantier. Le gros du matériel a été attribué par la DJS de Khenchela. La bâtisse était anciennement un souk el-fellah. La Maison de jeunes initiale a été transformée en détachement de la garde communale. “Pourtant, on n'a jamais eu à se plaindre du terrorisme, ici. La région fonctionne au régime tribal. Chaque arch assure sa propre sécurité, et personne n'agresse personne”, dit le directeur, Jamouï Messaï. Au final, les jeunes n'ont pas où aller. Ils n'ont pas de travail, pas de tchipa, pas de maârifa. Ils ont compris la formule : tu fais des milliers de demandes de lettres ouvertes, personne ne t'écoute. Tu brûles un pneu, le wali se mobilise, le ministre de l'Intérieur appelle, et la presse parle de toi en Une. Un plan-média à toute épreuve. Hier, réunion justement chez le wali, en présence du commandant de secteur de la Gendarmerie nationale et d'autres responsables. “Nous, on fait les émeutes, et ce sont les notables, les khobzistes, les béni-oui-oui qu'on invite aux négociations ! Voilà la hogra que nous avons combattue”, crie un jeune. Un autre affirme que la “Sécurité militaire”, comme il l'appelle, le harcèle parce qu'il est militant berbériste. “Notre association Igoudher est menacée de dissolution parce qu'elle revendique tamazight !” La population qu'on cache aux officiels affirme que chaque fois qu'un responsable arrive, les notables lui font égorger une vingtaine de moutons, et les vrais problèmes sont relégués à la case “divers”. “Le wali nous demande de désigner des délégués pour discuter des problèmes dans son bureau. Mais quand on lui envoie nos représentants, il n'a jamais le temps pour les recevoir.” Un comité citoyen est né. Son programme est simple : plus jamais ça ! M. B. MADANI SAHRAOUI, LE JEUNE QUI A ETE AGRESSE PAR LE GENDARME “La justice militaire m'a étonné” Nous l'avons rencontré dans la boutique de son neveu, sur l'unique boulevard du village. Il s'agit de Madani Sahraoui, le jeune qui avait été agressé par le brigadier Ben Zeid Abdel Djallil. Agé de 26 ans, officiellement au chômage, le jeune Madani avait été entendu la veille (mardi 29 juillet) par le procureur du tribunal militaire de Constantine, ainsi que par le juge d'instruction de cette même instance. “Ils ont été très corrects avec moi. J'ai été étonné par la célérité avec laquelle la justice militaire s'est saisie de mon affaire”, déclare-t-il. “J'étais accompagné de témoins. Le brigadier a été transféré à part. Il avait été placé en détention préventive. Nous avons été confrontés. Il a, en gros, reconnu les faits”, a-t-il ajouté. Madani Sahraoui précisera, en outre, qu'il n'a guère été l'instigateur des émeutes mais juste leur inspirateur (malgré lui). “Quand les émeutes ont éclaté, je me suis adressé aux manifestants en leur disant que je voulais seulement obtenir justice face à ce gendarme. Pour le reste, je ne réponds de rien. Ils y ont mêlé des histoires de hogra. Moi, dès que j'ai eu une discussion avec le commandant de secteur de la gendarmerie nationale et qu'il m'a rassuré qu'il allait m'obtenir gain de cause, je suis rentré chez moi. Les émeutes ont repris après. Je n'y suis pour rien.” À noter qu'au moment où nous nous entretenions avec Madani Sahraoui, notre interlocuteur s'est vu sommer d'écourter l'entrevue. On aurait menacé sa famille. Qui “on” ? “Pas les services de sécurité mais plutôt des proches qui craignent des “représailles” de la part des hommes influents du village, mis à mal par une surmédiatisation de cette histoire et ses débordements sur les affaires scabreuses qu'ils essayent d'étouffer”, nous a-t-on expliqué. M. B. Bouteflika, le détour détourné Le 27 février 2003, lorsque Bouteflika avait effectué une visite à la wilaya de Tébessa, il devait faire un crochet par Khenchela (située à moins de 100 kilomètres au sud de Tébessa). Il devait inévitablement visiter Ouled Rechach, la daïra la plus importante de la wilaya après celle de Kaïs. “Les services de la sécurité présidentielle sont venus parler avec nous”, affirme Yacine Issaoui, 25 ans, ex-délégué pour Khenchela au sein de l'Interwilayas. “Ils voulaient tâter le terrain. On a dit pas question qu'il vienne. Il n'a rien à faire ici”, Yacine estime que c'est un gaspillage d'argent, toutes ces visites de terrain. “Distribuer de l'argent de cette façon-là, ce n'est pas la solution. C'est de la prodigalité électoraliste. Il faut étudier les vrais problèmes et leur trouver de vraies solutions”, préconise-t-il. Résultat des courses : le détour de Bouteflika a été annulé. La visite était jugée trop risquée, comme qui s'aventurerait en “territoire kabyle”. M. B. Un juge tonton-flingueur Gueblaoui Saïd, un fellah des Nememchas, a été “shooté” par un juge officiant à Guelma. “C'était le 5 mai 2000. Il veut à tout prix s'emparer de mon lopin de terre. Comme je n'ai pas cédé, il m'a tiré dessus avec son fusil. J'ai des dizaines de témoins. Mais, à ce jour, je n'ai pas obtenu réparation”, dit Gueblaoui. Le juge aurait usé de ses relations pour étouffer l'affaire, maquillant son abus en acte de “légitime défense”. Aussi, le fellah des Nememchas vit-il sur le qui-vive, craignant une expropriation par la force.