La pensée soufie est encore à construire. Pour parvenir à cette construction, il faut s'armer de pragmatisme et de réalisme. Deux concepts qui font défaut, aujourd'hui encore, aux voies soufies, en quête de sens et de non-sens. Après quatre jours de conférences, de débats et de prestations artistiques, les travaux du 6e colloque international sur le soufisme, organisé dans l'oasis de Djanet (wilaya d'Illizi), du 14 au 17 décembre dernier, ont pris fin, avec beaucoup de promesses, mais comme sur un goût d'inachevé. Car il est plus que jamais urgent de définir et de déterminer clairement les objectifs des voies religieuses, et de les replacer dans le contexte actuel, où la question centrale est le dialogue des civilisations. Il faut donc à la fois se placer dans la modernité, transmettre un message de paix et s'éloigner des pratiques folkloriques qui frisent le profane et s'éloigne du profond. Les chercheurs qui ont pris part à ce colloque ont pour la plupart insisté sur le fait que le soufisme est avant tout une science, mais une science humaine qu'il faut toujours remettre dans un contexte historique, politique et social. Car les soufis et fondateurs de voies avaient marqué leur temps par leur savoir, leur tolérance et leur grande connaissance de l'islam, tout en proposant à travers leurs textes des discours civilisationnels et éminemment humains. Cependant, et comme l'a si bien souligné le sociologue Mohamed Taïbi, dans sa brillante communication, les voies soufies sont souvent étudiées comme des abstractions, qui les cloisonnent dans des croyances profanes, voire immatérielles et folkloriques. L'image qui est renvoyée est amputée de la pensée et réduite à des cérémonies, des mythes, des légendes et des rites. Pourtant, dans un passé pas très lointain, notamment au XIXe siècle et même au début du XXe siècle, les voies soufies ont joué un rôle extraordinaire dans la lutte contre la colonisation, représentant ainsi une force “djihadienne”. Toutefois, ceci s'est fait sans l'aide de l'Etat (et de ses institutions) puisque amoindrie par la colonisation. Ces voies ont donc joué dans le passé un rôle fédérateur et rassembleur. Elles ont même été à l'avant-garde de la montée du nationalisme. Toutefois, nous avons constaté dans ce colloque que certains intervenants qui sont chercheurs, donc continuellement en quête de vérité, se reposent un peu sur leurs lauriers et se contentent d'affirmer des évidences, avec un discours apologique qui relève de l'irrationnel surtout. Certaines déclarations ont été à la limite de l'exagération, surtout de la bouche d'un chercheur, supposé pragmatique et scientifique avant tout. C'est en effet très troublant d'entendre un chercheur comparer un fondateur d'une tariqa à un compagnon du Prophète (QSSSL) ; ou d'écouter un anthropologue affirmer que la figure du cheikh d'une tariqa est proche de la figure du messie ; ou encore que le soufisme peut encore résoudre aujourd'hui les conflits de guerre et même combattre la sécheresse. Il est encore plus troublant de constater que la femme a encore un rôle mineur et peu valorisé dans ces voies soufies, et pourtant ce ne sont pas les exemples de saintes femmes qui manquent (Aïcha El Menoubia, El Maâkra, Lalla Fatma N'soumer, etc.). Certains, comme l'anthropologue Zaïm Khenchelaoui, expliquent cela par le fait que les sociétés humaines ont toujours été des sociétés masculines et continuent à l'être encore aujourd'hui. Les exemples sont donc nombreux, mais pas assez pour faire la différence et parler d'un apport considérable. Selon la chercheuse tunisienne, Nelly Amri, “l'apport des femmes est qualitatif est non quantitatif”. D'autres moins tolérants ont cloisonné les femmes dans des communautés. Comme cheikh Arouna Mbombo du Cameroun qui a, lors d'une des conférences, fait une éloquente antiphrase en affirmant : “Il n'y a pas de différence entre les hommes et les femmes dans le soufisme. Il y a la communauté des femmes et celle des hommes.” Une manière de créer une séparation et de creuser l'écart. Le Soufisme et la modernité La revalorisation des voies soufies passe surtout par la valorisation de tous ceux qui ont eu un rôle, aussi minime soit-il, dans leurs jaillissements, notamment en revalorisant l'apport et le sacrifice des femmes. Car il y a un fait très important qui se heurte aux belles idées développées par les participants à ce colloque, c'est la perte des voies soufies de leur envergure et influence, dans la société. Après un rôle politique et social fédérateur, les voies soufies n'ont presque plus d'impact en dehors du cercle lui-même des voies. Elles sont réduites à des pratiques factices et folkloriques, tout en restant figées dans la tradition. Une tradition qui les gangrène, les nécrose et les mortifie. Cette tradition, souvent faussée par des interprétations, éloigne ces voies soufies de leur rôle, plus que déterminant, dans le contexte actuel de mondialisation, de dialogue des civilisations, mais aussi de diabolisation de l'Arabo-musulman par l'Occident. Il y a là une brèche extraordinaire pour ces tariqas. Mais pour jouer son rôle comme il se doit, il lui faut reconstruire une élite, produire du sens, des idées et aller à la recherche de la vérité. La vérité scientifique avec un esprit critique et une pensée inspirée de tous les courants, mêmes occidentaux. L'ère des prophètes et des messies est bien loin derrière nous. Il faut donc théoriser le soufisme et non l'istrumentaliser. Le soufisme est bien plus grand et plus sérieux qu'on le croit. Et la pensée soufie est encore à construire, aujourd'hui plus que jamais.