Toutes les questions posées par les policiers concernent exclusivement le président de la République. Plus de huit heures d'interrogatoire, une trentaine de questions et une convocation pour se présenter aujourd'hui devant le juge d'instruction. Ali Dilem a subi, hier, pour la première fois, les effets des amendements du code pénal, adoptés en avril 2001, même si des procès l'ont déjà opposé au ministère de la Défense nationale pour des caricatures jugées diffamatoires. Il a été arrêté, hier matin, non loin de son quartier, dans la périphérie d'Alger, par une brigade de la police judiciaire, munie d'un mandat d'amener. Il faut savoir que le dessinateur avait refusé de se présenter au commissariat central, considérant que le traitement des délits de presse ne relevait pas des prérogatives des services de sécurité qui ont d'autres missions à remplir. “Après une course-poursuite, nous avons été rattrapés et sommés de nous arrêter”, dira-t-il. Ali Dilem raconte que les policiers l'avaient placé lui et le directeur du journal Le Matin devant deux choix. “Ils nous ont dit, soit vous venez avec nous, soit on vous embarque de force”, dit-il. “Nous avons accepté de les suivre”, poursuit le caricaturiste à sa sortie, hier, aux environs de 16h30 du commissariat central. Le ton déterminé, Ali Dilem garde le moral. Plus que jamais, il se sent engagé pleinement dans une bataille pour sauvegarder non seulement les libertés d'expression, mais aussi les intérêts d'un pays menacé par le comportement totalitaire d'un Président. “Nous avons gagné, on les a fait pliés”, lance-t-il aux journalistes, aux personnalités politiques ainsi qu'aux représentants de la société civile, venus manifester leur solidarité avec la presse. “Je n'ai pas répondu aux questions des policiers, et je n'ai pas signé de procès-verbal, le procureur m'a convoqué pour demain. Je serai différé devant le juge d'instruction”. Au bout de plusieurs heures d'interrogatoires, Dilem a été informé qu'il a été convoqué pour 14 dessins ayant trait à Abdelaziz Bouteflika. “J'ai tout simplement dit que ce genre de question ne concernait pas la police”, a ajouté le caricaturiste pour qui le pouvoir aura finalement reculé, puisque le délit de presse est confié, de fait, à la justice. Pour le directeur du Matin, Mohamed Benchicou, les questions ont tourné autour de l'outrage au président de la République. “On me reproche quatre chroniques qui portent ma signature, des dizaines de chroniques de Ines Chahinez, de deux éditoriaux de Rachid Mokhtari ainsi que deux autres signés par Youcef Rezzoug. Tous ces articles évoquent le Président”, relève-t-il en ajoutant que cinq dessins de Le Hic, le caricaturiste, sont également mis en cause. Mohamed Benchicou est convoqué, lui aussi, pour se présenter aujourd'hui, à 9h30, devant le juge d'instruction. Les deux hommes seront accompagnés par leurs avocats pour être entendus par le magistrat. Un mandat de dépôt ou une mise sous contrôle judiciaire sont à écarter. La procédure de l'enquête préliminaire, qui vise à faire constater par la police judiciaire l'infraction, à réunir les preuves et à rechercher l'auteur, ne se justifie nullement en matière de délit de presse. Car la publication est connue, l'auteur n'est autre que le signataire de l'article diffusé. Or, dans le cas de l'autosaisine du parquet, le caractère abusif de cette procédure se révèle davantage, car le procureur a mis en œuvre l'action publique en constatant qu'il y a réellement infraction. Donc, le recours à la police judiciaire n'a d'objectif que le harcèlement des journalistes, leur mise sous pression et leur intimidation. En outre, le renvoi de l'affaire devant le juge d'instruction est la preuve que cette procédure préliminaire est abusive, avec le risque supplémentaire que les questions posées par la police aux journalistes constituent le fondement de l'interrogatoire du juge qui doit informer à charge et à décharge. Ce qui s'est passé, hier, confirme au moins une chose : la grave mainmise du pouvoir politique sur la justice. SALIM TAMANI Réactions RCD “La dynamique du pire est enclenchée” La stratégie de la répression connaît une nouvelle escalade. Deux journalistes, Mohamed Benchicou et Ali Dilem, viennent d'être interpellés. La cabale commerciale ayant fait long feu, le pouvoir ne s'embarrasse plus d'arguties pour dévoiler ses intentions. La prédation doit continuer dans le silence. Le népotisme doit gangrener l'Etat en toute impunité. Les institutions de souveraineté sont toutes ciblées quand elles ne sont pas impliquées dans le gangstérisme politique. La dynamique du pire est enclenchée. La cohésion nationale est ébranlée et la crise institutionnelle est ouvertement revendiquée par le chef de l'Etat, L'initiative des tenants du chaos ne peut et ne doit s'imposer. Défendre la liberté de la presse est un préalable à l'activité politique, une urgence démocratique et une exigence patriotique. ANR “Une vengeance mesquine” L'arrestation de Mohamed Benchicou et de Ali Dilem ne présage rien de bon. Nous demandons leur libération immédiate. Je suis, par principe, opposé à l'incarcération de nos journalistes, quels que soient les délits dont ils se seraient rendus coupables dans l'exercice de leur profession. C'est que, dans l'Algérie actuelle, leur rôle ne saurait être minimisé dans l'élévation du niveau de la conscience politique et la formation d'une opinion nationale. Ce n'est pas par la répression d'une presse qui a administré la preuve de sa maturité et de son courage en tenant tête héroïquement au terrorisme et à l'obscurantisme pendant plus d'une décennie que l'Etat rehaussera son prestige. Car, un tel recours prendra immanquablement la signification d'une atteinte grave et délibérée à la liberté d'expression, d'une mesure d'intimidation ou d'une vengeance mesquine consécutive à la révélation de scandales en série. Chronologie d'une déstabilisation tous azimuts Déjà trois semaines de harcèlement Liberté a reçu une quinzaine de convocations de la part de la police. Depuis le fallacieux prétexte commercial auquel ont fait face quatre des six quotidiens ciblés qui ont reparu, le pouvoir, surpris par le règlement des factures réclamées, ne s'est pas gêné pour utiliser tous les moyens, quitte à bafouer les lois de la République. En effet, les machines de la police et de la justice ont été actionnées il y a de cela près de trois semaines. Jeudi 14 août 2003, des correspondances ont été envoyées à six quotidiens indépendants : Liberté, Le Soir d'Algérie, Le Matin, El Khabar, L'Expression et Er-Raï, les sommant de payer leurs créances vis-à-vis des imprimeries de l'Etat avant le 17 août, et ce, en violation des contrats les liant. Ces entreprises étatiques ont mis leurs menaces à exécution. Lundi 18 août, les six titres étaient absents des kiosques. El Khabar était interdit de tirage à l'Est et à l'Ouest, sachant qu'il a sa propre imprimerie au Centre. Ce quotidien a été le premier à reparaître, après avoir réglé ses factures vis-à-vis de l'imprimerie de l'Est et celle de l'Ouest. Liberté, Le Matin, Le Soir d'Algérie, ont reparu respectivement le 21, le 27 août et le 1er septembre. Aujourd'hui, Er-Raï et L'Expression sont toujours absents des étals, faute de moyens financiers. Les décideurs de ce traquenard contre la presse avaient plus d'un tour dans leur sac. Les services de l'Inspection du travail et ceux de la CNAS ont été actionnés par injonction. Sinon, comment expliquer que leur débarquement ne s'est fait que dans les journaux visés. Notons également le fait que plusieurs journaux accumulant des dettes n'ont pas été sommés de les régler. Il est à rappeler que le directeur du Matin a été interpellé et fouillé à l'aéroport et une histoire de détention de bons de caisse qui n'ont de valeur que sur le territoire national lui a valu une interdiction de sortie du territoire national en plus d'une astreinte à un contrôle judiciaire. L'argument commercial ainsi disqualifié, le pouvoir mobilise un nouvel arsenal : la police et la justice. Depuis le 26 du mois dernier, une avalanche de convocations est tombée sur le journal Liberté. Le 26 août, quatre convocations ont été adressées à Farid Alilat, directeur du journal, Saïd Chekri, rédacteur en chef, Ali Ouafek, directeur de la coordination, et le journaliste Rafik Hamou. Le 1er septembre, 7 autres convocations ont atterri au journal Liberté : l'ancien directeur, Outoudert Abrous, l'actuel directeur, Farid Alilat, et Saïd Chekri. Le caricaturiste Ali Dilem, le chroniqueur Mustapha Hammouche, les journalistes Rafik Benkaci et Mourad Belaïdi. Les quatre journalistes se sont présentés au commissariat les 27 et 28 du mois dernier. Ils ont refusé de répondre aux questions des policiers, exceptées celles ayant trait à leurs affiliations. Ils ont été déférés devant le procureur et le juge d'instruction mercredi 3 septembre. Le même jour, le chroniqueur Mustapha Hammouche et le journaliste Mourad Belaïdi se sont présentés à leur tour à la police judiciaire pour audition, dans le cadre de la deuxième série de convocations. Le directeur de Liberté, son coordinateur, son rédacteur en chef et le journaliste ont été auditionnés par le procureur, puis par le juge d'instruction. Ce dernier les a mis en liberté provisoire, à l'exception de Saïd Chekri qui était en congé lorsque les articles incriminés ont été publiés. Pendant ce temps, Benchicou, qui était présent au tribunal en signe de solidarité avec ses collègues de la corporation, apprenait qu'une convocation venait de lui être adressée. Mais, comme les éditeurs avaient déjà décidé de ne plus répondre aux convocations de la police dans un communiqué rendu public le 7 de ce mois, le directeur du Matin et le caricaturiste de Liberté, Ali Dilem, n'ont pas répondu aux convocations. La police est revenue à la charge dans les jours qui ont suivi en leur envoyant trois convocations chacun. Des mandats d'amener ont été délivrés à l'encontre de Dilem et de Benchicou qui ont été interpellés, hier, et conduits de force au commissariat pour audition. Ils ont été interrogés pendant sept heures et déférés devant le procureur. Ils sont attendus ce matin à 9 heures devant le juge d'instruction. Le harcèlement policier et judiciaire contre la presse libre semble à peine avoir commencé. Mourad Belaïdi Ils réagissent Abdeslem Ali Rachedi “Bouteflika veut casser toute opposition” M. Ali Rachedi, fondateur du parti Essabil, est passé, hier, à notre journal pour nous assurer de son soutien par rapport au harcèlement que subissent Liberté et la presse. Pour l'ex-ministre de l'Enseignement supérieur, le Président s'attaque aux journaux dont la ligne éditoriale gêne son plan pour sa réélection. Il déclare : “Le Président compte sur les islamistes et les repentis et son bilan est loin d'être reluisant”. Il rappelle l'affaire qui avait opposée Benchikha, repenti de l'AIS au journal El Khabar. “Il était envoyé par la présidence”, précise-t-il. M. Rachedi relève qu'aujourd'hui cette volonté du Président de casser tous opposants à ses ambitions se dessine de plus en plus. Il ajoute : “À l'époque, il y avait l'affaire Betchine et la presse n'a pas été aussi inquiétée comme aujourd'hui car l'ex-Président Zeroual ne voulait pas d'un second mandat.” Le responsable d'Essabil souligne la nécessité du combat pour l'abrogation de la loi sur les partis et le code de l'information. “La France a une loi sur le financement des partis mais pas de loi sur les partis”, conclut Ali Rachedi. M. B. Béjaïa : La CICB envisage des manifestations “Le pouvoir franchit un autre seuil” La présidence tournante de la Coordination intercommunale de Béjaïa (CICB) a réagi, hier, à travers une déclaration transmise à notre bureau, suite à l'information faisant état de l'arrestation de Mohamed Benchicou, directeur du quotidien Le Matin, et du caricaturiste de Liberté, Ali Dilem, par la police. Pour la CICB, cette interpellation d'une “extrême gravité” a été opérée “sur ordre du pouvoir politique qui vient de franchir un autre seuil dans sa cabale contre les journalistes et les responsables de journaux”. Enfin, la CICB qui se déclare “mobilisée et déterminée à défendre la liberté de la presse” tient à préciser que “des actions de rue sont envisagées pour mettre fin à ces pratiques d'un autre âge”. K. O. Des délégués s'expriment Rabah Boucetta, délégué de Boumerdès “Ce genre de pratiques est connu du fait de la nature de ce régime. Seulement, ceux qui cachent le soleil avec le tamis, pour reprendre l'adage populaire, seront étonnés de ce genre de pratiques. Par contre, nous qui militons depuis 28 mois contre le fascisme de ce pouvoir, nous savons bien qu'il peut aller plus loin dans sa logique répressive jusqu'à l'élimination physique de ses opposants. L'opinion nationale est mobilisée, I'internationale doit suivre en se démarquant de ces atteintes aux libertés qui pourraient être fatales à la démocratie en Algérie. Nous savons que nous vaincrons et nous sommes certains que Bouteflika n'aura pas son second mandat. Nous exprimons notre solidarité avec les journalistes. Ce grave précédent nous interpelle à réviser notre position par rapport au dialogue.” Atmane Mazouz, délégué de la CICB “Les tenants du pouvoir ont perdu la tête et la panique s'est emparée d'eux après qu'ils eurent fait les “Unes” des journaux ayant divulgué leurs frasques et leur course effrénée à la rapine et à la dilapidation des richesses nationales. Maintenant, qu'ils se sont taillés un exécutif aux ordres, ils asserviront la justice et le reste des institutions. Le pire est à venir. Nous nous mobiliserons pour mettre en échec les entreprises machiavéliques de ceux qui ne désespèrent pas de remettre en cause la liberté d'expression et les acquis démocratiques. Quel crédit accorder aux appels au dialogue des autorités alors que nos porte-voix sont enlevés en plein jour par les services de Zerhouni ?” Ali Redjradj, ex-détenu et délégué de la CICB “Au moment où le pouvoir maffieux et assassin appelle à un dialogue pour la mise en œuvre de la plate-forme d'EI-Kseur, il reste fidèle à ses pratiques machiavéliques érigées en règles de gouvernance, instrumentalise l'appareil judiciaire pour faire taire toutes les voix qui ne lui sont pas acquises. Sans la satisfaction des conditions énumérées dans la déclaration de l'Interwilayas et la levée de toute forme de pression et de harcèlement sur les journalistes et la presse indépendante, le mouvement citoyen ne pourrait aller vers un dialogue clandestin. Nous sommes solidaires avec tous les journalistes ciblés par les pouvoirs publics et nous adhérons pleinement à toute initiative visant à défendre la liberté de la presse.” KAMEL OUHNIA