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Aghribs ou la résistance d'un village
Il fait face depuis 4 ans aux provocations intégristes
Publié dans Liberté le 11 - 11 - 2010

La placette du village d'Aghribs, communément appelée Errehva el mal (marché aux bestiaux), a, ces jours-ci, belle mine. Elle est évasée, proprette et toute cimentée.
C'est sur cette parcelle qu'une poignée de salafistes a jeté son dévolu pour y implanter de force une mosquée. Ils ont réussi à faire élever quelques poteaux avant que le village ne décide, en août dernier, de tout raser. Aujourd'hui, pas un débris ne traîne dans les parages comme pour effacer jusqu'au dernier souvenir cet épisode noir de l'histoire du village. Une trentaine de mètres plus bas, sur un promontoire dominant la vallée du Sebaou, trône la mosquée de Sidi Jaâfar qui, dans ses nouveaux atours, tient une contenance digne. Ne jurant pas avec les autres bâtisses, l'édifice épouse admirablement le paysage local. D'ici, on embrasse du regard une bonne partie du territoire du arch des Ath Jennad qui, jadis, réglait une bonne partie de ses affaires en ce lieu saint. Il faut dire que les citoyens d'Aghribs sont très fiers de ce joyau architectural conçu par un bureau spécialisé dans la restauration des lieux de culte musulmans. “C'était le vœu des anciens qui, en 1977 déjà, avaient l'intention de restaurer la mosquée de ce saint homme. Aujourd'hui, c'est fait”, se félicite un vieux. Dans le hall de cette mosquée séculaire, des membres du comité du village racontent, non sans un pincement au cœur, les péripéties de cette affaire. “Dieu sait que nous avions tout fait pour régler pacifiquement ce problème, mais les salafistes ne voulaient pas entendre raison”, lâche, amer, un membre du comité du village.
Mensonges et duperies pour construire une mosquée
Et de rappeler : “Tout a commencé fin 2006, quand un groupuscule de salafistes, mené par un médecin surnommé ‘Toba', a décidé de créer une association religieuse à l'insu du village et dans l'enceinte… de la mosquée Sidi Jaâfar qu'ils chargent aujourd'hui de calomnies.” Pour arriver à leurs fins, les salafistes ne s'étaient pas du tout encombrés de scrupules. Deux personnes du comité de village de l'époque, membres de cette association, avaient engagé tout le village dans cette affaire à l'insu des villageois. Mieux, un vieux assure avoir été approché par les salafistes pour leur fournir des papiers administratifs sans qu'on lui donne la raison. Un citoyen raconte qu'un vieux a dit aux salafistes qu'il est anormal de lancer cette association sans l'accord du village. Il a eu cette réponse cinglante et défiante de l'un d'entre eux : “Avec ou sans l'assentiment du village, l'association se fera.” Mais la création d'une association n'est qu'une première étape de leur démarche qui vise, en fait, la construction d'une mosquée à eux. Au début, certains villageois ont marché avec eux, croyant qu'il s'agissait de la restauration de la mosquée de Sidi Jaâfar toute fissurée. “Ils nous ont induits en erreur en nous faisant accroire qu'ils allaient reconstruire la mosquée de Sidi Jaâfar”, témoigne un vieux. “Croyant qu'ils allaient construire une petite mosquée avant de rénover celle de Sidi Jaâfar, je les ai moi-même aidés dans le terrassement du terrain tout en leur faisant don de deux camions de sable. Mais en voyant le plan, le diamètre du fer utilisé et celui des poteaux qui peuvent supporter une bâtisse de plus de 4 étages, je me suis rétracté. Il ne s'agit pas d'une mosquée mais d'un institut”, témoigne un entrepreneur. Et pour s'offrir le sésame qui leur permettra de lancer leur projet, ils ont usé de bien de subterfuges. Ils ont trompé le président de l'APC d'Aghribs en lui faisant croire qu'ils avaient l'aval du village. Puis ils avaient fait sur lui une grande pression avec leurs incessantes visites dans son bureau pour qu'il leur délivre le permis de construire. Même la direction de la Drag de Tizi Ouzou a été roulée dans la farine. “Le directeur de la Drag nous a clairement dit qu'une mosquée qui susciterait la désunion du village, il vaut mieux ne pas la construire. Ils lui ont menti en lui disant que 98% des villageois sont d'accord”, se souvient l'ancien secrétaire général de l'association qui reproche à ses anciens “compagnons” d'avoir passé outre la recommandation du Drag de ne pas lancer le projet sans sa permission. Il démissionne en 2008 avant que trois autres membres ne lui emboîtent le pas.
Les inquiétudes des villageois
Le permis de construire dans la poche, les salafistes passent vite aux choses sérieuses. Après une campagne calomnieuse menée tambour battant contre la mosquée de Sidi Jaâfar, ils lancent en trombe les travaux de la nouvelle mosquée. Commence alors dans le village une valse de semi-remorques chargés de matériaux de construction. “Je les ai vu ramener deux camions de ronds à béton et plus de 35 000 briques rouges. Du jamais vu dans le village”, se souvient un villageois. Mais ce qui avait le plus inquiété les villageois, c'était ce défilé de barbus, étrangers au village, qui, chaque lundi, venaient, à bord de 3 à 4 voitures immatriculées généralement à Blida. Le comité du village a alors entrepris des démarches auprès de toutes les autorités compétentes pour annuler le projet. Et, décision fut prise, en juin 2009, de restaurer la mosquée Sidi Jaâfar. Mais la tension n'avait pas pour autant baissé. Voulant éviter l'irréparable, le arch des Ath Jennad, fort de 51 villages, s'était alors interposé dans l'espoir de régler le contentieux par la voie du dialogue. Après consultation de la population d'Aghribs, décision fut prise d'annuler le projet de la nouvelle mosquée. Les salafistes n'en ont pas tenu compte bien sûr. “Mebla Rebbi artnevnu”, fulminait, un jour, un salafiste. Et une fois la mosquée de Sidi Jaâfar inaugurée, le 5 août 2010, en présence de milliers de personnes, le village a décidé unanimement d'en finir définitivement avec ce problème. Le 17 août, les habitants s'étaient retrouvés à la placette du village pour détruire les poteaux du chantier. Armés de sabres, de barres de fer et même de lances métalliques, les salafistes étaient sur place pour les en empêcher. Mais, contrairement à la mystification, échafaudée par certains journaux arabophones qui voulaient vendre la thèse de deux parties en conflit, il s'agit en fait d'une poignée de 17 personnes qui voulait imposer son diktat à un village de 3 500 âmes. La confrontation était inévitable : les villageois les attaquent avec des pierres et les intégristes ripostent avec des lances métalliques. Deux coups de feu ont été même tirés du côté salafiste. Des blessés ont été enregistrés dans les deux camps, mais les salafistes ont fini par battre en retraite. “Le village a décidé de détruire les poteaux et on assume. C'est un groupe qui a défié le village, les autorités et les lois de la République”, affirme un membre du comité du village. “Nous n'avons pas besoin d'une nouvelle mosquée, celle de Sidi Jaâfar nous suffit largement. La salle de prière, qui peut accueillir plus de 200 fidèles, ne s'est jamais remplie, même pendant la prière du vendredi”, appuie un vieux qui vient de terminer sa prière.
Pressions, insultes, agressions… les armes des salafistes
Il faut dire que par le passé, les villageois ont vécu des moments terribles. À la mosquée, les vieux ont été soumis à une pression terrible au point où certains ont déserté ce lieu de culte. “À cause d'eux, je n'ai pas prié ici pendant deux ans”, lâche l'ancien secrétaire général de l'association. “Ils nous ont complètement déboussolés avec leurs récriminations. Notre façon de prier a été chamboulée”, se lamente un vieux. Outre les insultes et autres gestes simulant l'égorgement, les salafistes aimaient, pendant le Ramadhan notamment, se regrouper en face du café de la place Laïmèche, aux murs agrémentés de photos d'Abane Ramdane, du colonel Amirouche et de Saïd Sadi, pour manger du qelbellouz, comme pour narguer les villageois qui s'y attablaient. Très affecté, un septuagénaire raconte comment, en décembre 2009, deux enfants de son propre frère l'ont menacé de mort. “On va t'égorger et boire ton sang”, lui lance l'un d'entre eux. Terrorisé, il s'est cloîtré chez lui pendant près de deux mois. “C'est moi qui les ai élevés quand ils étaient petits. Pendant la colonisation, adolescent, les soldats français m'avaient pris pour leur donner des informations sur mon grand frère qui est un moudjahid. À aucun moment ils n'ont élevé la main sur moi. J'ai vécu jusqu'à aujourd'hui pour être menacé par des personnes de mon sang”, confie-t-il, le cœur gros. Il a déposé une plainte mais rien n'a été fait. La cause de ses déboires ? Du temps où il était chef du village, approché à trois reprises, il avait refusé de marcher avec les salafistes. Ne s'arrêtant pas là, les intégristes s'étaient aussi rendus coupables d'agressions physiques. Un homme, âgé de 74 ans, dit avoir failli être écrasé par un salafiste — le même que celui qui a menacé de mort le vieux dont il est question plus haut — qui, à bord de sa voiture, a foncé droit sur lui. “Je me rendais à la mosquée quand, au milieu du chemin, il a foncé droit sur moi. Je me suis jeté de côté”, raconte-t-il. Les raisons de cette agression ? “Mon fils, jeune étudiant, a prié avec eux pendant l'Aïd. Je l'ai menacé de le renier s'il ne revient pas dans le giron villageois. On ne me l'a pas pardonné”, explique-t-il.
Plus dramatique est l'histoire du fils du vieux ayant été menacé de mort, qui, en septembre 2010, a failli le payer de sa vie.
“On s'est rendu, mon père et moi, dans la maison d'un oncle qui, résidant en France, nous a laissé les clés de sa maison qui jouxte celle d'un autre oncle dont les fils sont des salafistes. Leur père, saoul, nous a refusé d'y accéder puis il s'est mis à nous insulter et à nous frapper avec des pierres. N'ayant pas supporté une telle agression, je me suis accroché avec lui sans qu'on en arrive aux mains. Il a alors ameuté ses fils qui m'ont attaqué avec le manche d'une bêche. Ils m'ont blessé au niveau du bras. Je me suis enfui mais ils m'ont suivi. Fort heureusement, j'ai réussi à les semer”, témoigne-t-il.
Mais depuis le jour de la grande explication, le village a renoué avec sa sérénité d'antan. Tous les villageois rencontrés dans le plus ancien café du village, à la rue Laïmèche, se sont dits soulagés. Les salafistes ne paradent plus dans les ruelles du village, avec leurs regards obliques et menaçants. Ils quittent leur domicile tôt le matin pour n'y revenir que tard la nuit. Leur chef, lui, fait, enfin, l'objet d'une instruction judiciaire pour appartenance à une organisation étrangère, révèle un citoyen du village qui l'a appris auprès de l'entourage familial du salafiste. Et si les salafistes reviennent à la charge ? “Ils ne construiront jamais leur mosquée ici à Aghribs”, lance, sûr de lui, le président du comité du village, même s'il refuse de les ostraciser. “C'est après avoir épuisé toutes les voies de la raison que nous avons décidé d'agir par la force. Aujourd'hui encore, les portes de la communauté sont toujours ouvertes à ceux qui veulent revenir. Faute de quoi, ils seront excommuniés”, assure-t-il. Belle leçon d'humanisme.


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