“Le projet de l'islamisme n'a pas, triomphé en Algérie ; la question des minorités trouve plutôt une uniformisation de la société”, référence faite en particulier aux interpellations des Algériens de confession chrétienne et au harcèlement des citoyens qui n'observent pas le jeûne pendant le mois de Ramadhan. C'est ce qu'a révélé la sociologue chercheur, Amel Boubekeur, lors de son passage à Liberté. “Il ne faut pas se focaliser sur les femmes portant le hidjab (voile). Les femmes qui ont mis le voile ont pris la décision individuellement ; de plus, la manière dont elles le portent en Algérie est une façon transgressive. C'est un projet moderne dans le fond”, a-t-elle précisé. Devant certains phénomènes observés sur le terrain, comme le port du voile, la généralisation de la omra, la fermeture des débits de boissons alcoolisées ou encore les repères religieux des jeunes, la chercheuse à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris) a rejeté l'idée d'une “islamisation en marche en Algérie”, et suggéré une autre lecture. D'après elle, on est face à “un problème hérité de la décennie 1990, un problème sociologique”. Dans ce cadre, Mme Boubekeur a tenu à apporter certaines précisions, en rappelant que “l'islamisme en Algérie est intégré dans le système politique depuis 1995”. “La question islamiste est intéressante en ce qu'elle dit sur le pouvoir”, a relevé la chercheuse, non sans appuyer l'idée selon laquelle “l'Etat n'est pas islamiste, mais populiste et opportuniste”, qui va jusqu'à “confisquer, à la société, la ressource identitaire de l'islam”, à l'exemple des zaouïas ou du soufisme. Par ailleurs, l'auteure du Voile de la mariée. Jeunes musulmanes, voile et projet matrimonial en France (l'Harmattan, 2004) a signalé qu'“avant, l'islam était une sorte de propriété privée en Algérie” et que “c'est dans les années 1970-1980 qu'il a fait son entrée dans l'espace public”. Autrement dit, “depuis 20 ans, il y a un effort de digestion de toutes ces informations identitaires”, ajoute-t-elle. D'ailleurs, dans ce cadre précis, la sociologue a concédé que “l'islamisation en Algérie est un projet identitaire alternatif”. Pour mieux se faire comprendre, notre interlocutrice a tenté de résumer la problématique de “digestion” des signes religieux, par une partie de la société, notamment les jeunes, à travers une question : “à quoi doit ressembler un Algérien musulman contre le terrorisme, dans la situation post-terrorisme ?” Une question qui, de son avis, ne doit pas se détacher de la complexité de la réalité et qui appelle une réponse en relation avec “le traumatisme des années 1990 qui est encore présent”, “le climat politique et l'absence de lieux alternatifs”, puisque “tous les espaces sont verrouillés”. Sans oublier “l'instrumentalisation de l'islam, par l'Etat, pour instaurer la paix social” et le côté “hautement politique” de la rente pétrolière. “Le contexte politique se distinguait par un consensus absolu pour la paix, au sein du pouvoir, à travers la concorde civile et la réconciliation nationale, mais pas de démocratie encore. C'est le marché dupe qui a été proposé aux Algériens”, a révélé Amel Boubekeur. Cette dernière a également observé qu'en Algérie, “on est dans un climat sécuritaire avec une menace terroriste, beaucoup plus instrumentalisée, pour tenir au pas une société qui veut avoir un contact avec l'Etat”. “Il y a une vraie schizophrénie à accompagner les mutations” Mais que devient le portrait type de l'Algérien musulman contre le terrorisme ? Devant notre insistance, la chercheuse nous a renvoyés à d'autres éléments, comme le “caractère valorisant de l'islam dans un pays musulman” et “le recul du cadre du parti politique”, avant d'indiquer : “Les voies d'ascension sociale sont bloquées en Algérie, le statut social est alors donné par ce sentiment d'appartenir à des élus.” “Aujourd'hui, on n'est pas dans un contexte de menace terroriste, mais dans des formes d'islamisme ou d'islam post-oppositionnel, basé sur la consommation et le clientélisme”, a explicité Mme Boubekeur. Lors de notre rencontre, d'autres aspects ont été examinés par cette dernière. C'est le cas de la question de l'espace public, qui reste occupé ostentatoirement par des islamistes. Sur ce point, la sociologue a estimé que l'appropriation, par l'Etat, de cet espace, “n'est pas claire”. “D'un côté, on essaie de contrôler et de maîtriser l'espace public, et de l'autre, rien n'est fait pour la prise en charge de la vie des citoyens et des conflits quotidiens”, a-t-elle commenté, en constatant des failles sur le chapitre de “la force d'arbitrage, censée être l'Etat ou les institutions”. Elle a même relevé “un jeu de l'espace public perverti par le haut”, en déplorant le fait que “les voies démocratiques et participatives ne fonctionnent pas”. Pourtant, la chercheuse de l'EHESS pense que l'Algérie est “beaucoup plus dans le cas des forces capables de changer les choses”, sauf que ces forces (syndicats autonomes, associations, personnalités… ), plus portées sur “la critique et les plaintes”, se trouvent toujours dans “une situation de demande de reconnaissance, par l'Etat, de leur statut de partenaire, plus que dans une situation participative”. “On est dans un jeu vicié, mais il y a une part de responsabilité de ces forces qui ne sont pas proactives”, a déclaré notre interlocutrice. Cette dernière est même allée plus loin, en enregistrant un “refus de l'altérité” en Algérie, voire “une vraie schizophrénie à accompagner les transformations dans la société et à faire les choix nécessaires”. Plus loin, Amel Boubekeur est revenue sur la charte pour la réconciliation nationale. Selon elle, les Algériens “n'ont jamais voté pour l'oubli ni pour l'impunité”, mais ont répondu oui en 2005, pour la réconciliation et la paix. La chercheuse a établi deux contradictions sur ce sujet d'actualité. D'après elle, la réconciliation initiée “a transformé radicalement les règles de la participation : d'un côté, elle force les gens à accepter l'état d'urgence et, de l'autre, elle leur fait espérer une possible participation”. De plus, a poursuivi Mme Boubekeur, cette même réconciliation “promet de mettre fin au terrorisme et à l'insécurité, alors que ceux-ci durent”. Pour la spécialiste de l'islamisme, qui pour rappel prépare une thèse en sociologie intitulée “Réinventer l'islam politique : réislamisation, désengagement et nouvelles formes du militantisme islamique”, l'Etat algérien est aujourd'hui doublement “piégé” par sa politique de réconciliation nationale, dans la mesure où il n'a pas défini si celle-ci “aboutit au changement du système politique, à une refonte du partage des biens, à une dimension additionnelle”. Par ailleurs, la démarche réconciliatrice, telle qu'elle est suivie, empêcherait les dirigeants “de sortir de la question terroriste ou sécuritaire”. “Le jour où il n'y aura plus de terrorisme, quelle sera leur légitimité ?” s'est interrogée notre interlocutrice. Interpellée sur les enjeux prioritaires et les alternatives, Amel Boubekeur a surtout plaidé pour la recherche d'une “autre forme de légitimation, autre que le sécuritaire”, de même que pour la résolution rapide de l'équation relative à l'appropriation de l'espace public. Elle a également insisté sur la refonte de “la place de l'islam dans les institutions” : école, télévision…