Le vidéo clip, Eyyam de Warda El-Djazaïria, est diffusé depuis la semaine dernière sur les écrans arabes. Dans cet entretien, son réalisateur revient sur la genèse du projet, les difficultés auxquelles il a été confronté, notamment suite à la disparition de l'artiste, l'utilisation de la technique de la rotoscopie (animation) et la présentation du clip à Cannes. Liberté : Comment avez-vous accueilli la proposition de réaliser un clip pour Warda El-Djazaïria ? Mounes Khammar : Avec beaucoup de joie et d'appréhension en même temps. Je vous avoue que je n'ai pas dormi ce soir-là. Même si j'adore travailler la musique, je ne pensais pas qu'un jour j'allais réaliser un vidéo clip pour une artiste aussi importante ; une légende, qui a bercé mon enfance. Etant donné que je n'avais jamais réalisé auparavant un vidéoclip, j'appréhendais le fait de devoir mettre en images un titre attendu par des millions de fans de Warda, sans parler de l'idée de l'avoir sur mon plateau et de devoir la filmer ou la diriger. De plus, ce film allait être, de part la renommée phénoménale de Warda, le premier clip fait par des Algériens diffusé sur les chaînes du monde arabe. La nouvelle de la mort de la diva a été un choc pour beaucoup de gens ; elle a dû l'être davantage pour vous qui travailliez sur le vidéoclip. Quel a été votre état d'esprit à l'annonce de la nouvelle et qu'est-ce qui vous a motivé à reprendre le travail par la suite ? C'était un choc terrible pour tout le monde : d'abord, la perte d'une grande artiste qu'on estime beaucoup et ensuite le fait de ne pas avoir eu le privilège de travailler à ses côtés. Concernant le tournage, nous avions déjà achevé toutes les scènes de fiction, mais je me suis retrouvé dans une situation difficile à gérer, car l'absence de Warda dans une œuvre qui est devenue, par la force des choses, son œuvre ultime, a pris une ampleur à laquelle je ne m'attendais pas. Evidemment, je n'y étais pas du tout préparer ! La situation devenait d'autant plus stressante lorsque j'ai réalisé que malgré cet évènement tragique (et ses conséquences), des millions de fans et de téléspectateurs, algériens et arabes, attendaient avec impatience le dernier titre de Warda El-Djazaïria. Le fils de Warda ainsi que sa famille tenaient absolument à ce que ce titre voit le jour. Et personnellement, je lui ai fait la promesse, en son absence, de finir le travail, dès que j'ai appris son décès. L'unique rencontre que j'ai eu avec Warda m'avait beaucoup marqué. C'était une dame qui dégageait tellement de classe, de charisme et de modestie. Elle et son fils Reyad m'ont fait confiance — une confiance aveugle, si je puis dire — et m'ont donné une liberté totale d'exprimer ma vision de la chanson. Il était normal que je fasse tout ce que je peux pour me rapprocher de ce que Warda voulait exprimer par Eyyam. Vous avez dit, lors de la conférence de presse, que vous aviez considéré la chanson comme "un synopsis". Justement, comment vous avez scénarisé la chanson ? La principale difficulté résidait dans le fait que les paroles et le thème de la chanson étaient plutôt tristes, mais la musique n'était pas forcément mélancolique, ce qui n'est pas un défaut, bien sûr. Ce constat m'a poussé à imaginer des situations différentes qui se croisent afin d'être en harmonie avec les différentes parties de la chanson. Pour moi, la chanson a pris la place d'un synopsis dans la mesure où je me suis basé sur la structure de la musique pour construire un petit scénario, ce qui est plus compliqué que de faire un film musical, vu que dans une chanson, les paroles conditionnent l'image. Warda et son fils voulaient que ce clip ressemble à un petit film, qu'il ne soit pas une simple captation de la performance de l'artiste, comme c'est le cas dans la majorité des clips arabes. Tout le reste du travail s'est fait dans ce sens. Sur le plan du contenu du clip, est-ce que vous aviez modifié certaines micro-histoires, suite à la disparition de l'artiste ? Non, pas du tout. Toutes les parties étaient déjà filmées. Ce que j'ai fait, par ailleurs, était de tourner des plans supplémentaires pour intégrer l'idée de l'animation (le début du clip par exemple). Par contre, il est clair que le montage a changé par rapport à l'idée de départ. Ensuite, j'ai décidé d'intégrer plus de transitions en rotoscopie (animation), et rajouter d'autres idées pour que la partie de Warda ne soit pas isolée par rapport au reste du clip. Il fallait que le film reste cohérent, en basculant du réel vers l'animation et inversement. Vous avez utilisé la technique de la rotoscopie, dans le clip... Après avoir subi plusieurs désistements, j'ai fini par monter une équipe algérienne : deux animateurs travaillent sur le personnage de Warda, et d'autres sur les transitions et les décors virtuels également animés. Mise à part la pure animation dans le plan de la femme qui se dépare de son enfant, nous avons principalement utilisé la rotoscopie. C'est une technique cinématographique qui consiste à redessiner à la main les contours d'un personnage filmé réellement, image par image, d'une suite qui compose un plan filmé. Dans notre cas, c'était 15 images par seconde pour l'animation. Donc, pour environs 90 secondes d'interprétation de Warda, nous avons dépassé les 1000 dessins. La technique de la rotoscopie permet de reproduire avec réalisme, dans une animation, les mouvements du personnage filmé. La spécificité de notre clip est que Warda n'a jamais été filmée chantant Eyyam. Nous avons utilisé un modèle habillé comme elle, pour les mouvements du corps et des lèvres. Par la suite, les dessinateurs ont modifié le visage pour qu'il ressemble à celui de Warda. C'était un travail titanesque qui a pris près d'une année, et ce, seulement pour la partie animation. Fait de cette manière et avec cette difficulté, je crois que c'est une première, mais la rotoscopie n'est pas une technique nouvelle : un clip culture du groupe AHA de la chanson Take on me a été fait presque entièrement en rotoscopie. Mais pour le clip de AHA, le groupe a été filmé interprétant la chanson avant de passer à la rotoscopie ; dans notre cas, nous ne possédions malheureusement aucune vidéo de Warda interprétant Eyyam. Au passage, je salue la performance de l'artiste Manel Gherbi, qui a fait la doublure et a passé beaucoup de temps à étudier les mouvements de Warda dans ses anciennes vidéos et ses concerts. Vous avez présenté le clip au stand Algérie de l'Aarc (village international de Cannes), lors de l'hommage à Warda, organisé par l'Aarc, le 17 mai dernier... Il y avait tellement de monde que les responsables du stand tunisien voisin ont eu l'amabilité d'ouvrir leur terrasse pour accueillir le nombre important des visiteurs. C'était un bel hommage à Warda, grande figure de la musique, mais aussi tête d'affiche dans plusieurs classiques du cinéma arabe. Le destin a voulu qu'un autre artiste important nous quitte, quelques jours plus tard : Georges Moustaki. Un vibrant hommage du festival lui a été rendu. En fait, dans ce genre de moments, on comprend qu'on a beau séparer les choses dans des catégories, les grands artistes laissent leurs traces dans tout ce qu'ils touchent. Le reste n'est qu'une question de support, et justement le cinéma est peut-être l'unique art qui se nourrit continuellement de toutes les formes d'expressions artistiques inventées par l'homme. Nom Adresse email