À peine la réunion de Rabat ouverte par Colin Powell, que le chef de la diplomatie française réaffirme officiellement les “réserves” de Paris vis-à-vis de l'initiative américaine, sous-couvert de l'Union européenne. Entre les Etats-Unis et la France, c'est une véritable guerre d'intérêts qui est engagée dans la région du Maghreb et du Moyen-Orient. Le premier pas de l'Administration Bush vers la concrétisation de son projet “Grand Moyen-Orient”, traduit hier par l'ouverture du Forum sur l'avenir à Rabat par Colin Powell, a fait sortir le Quai d'Orsay de son silence. Après les sévères mises en garde de Dominique de Villepin en février dernier, date de l'annonce de l'initiative US, Michel Barnier lui emboîte le pas. Le ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac a déclaré que la France était “réservée” quant à l'idée d'une “institutionnalisation du forum de l'avenir”, rappelant les mécanismes nés du processus de Barcelone et les “relations anciennes de l'Union européenne dans la région”. Clair, net et précis, l'Elysée n'admet pas qu'on empiète sur ses plates-bandes. Cependant, force est de constater que la France n'attaque pas de front l'Amérique. Elle noie sa position dans celle de toute l'Europe, dans le but de ne pas envenimer davantage ses rapports exécrables avec les Etats-Unis, depuis qu'elle s'est ouvertement opposée à la guerre contre l'Irak. Javier Solana, représentant de l'Union européenne pour la politique étrangère, présent à Rabat, adopte “avec des gants” la position de la France en affirmant qu'il ne voyait pas “l'utilité de créer de nouvelles institutions lourdes en dehors du processus de Barcelone”. Reste à savoir jusqu'où ira-t-elle pour sauvegarder ses intérêts dans la région, plus que jamais menacés ? Côté US, l'allocution de Powell hier à Rabat, dont c'était la dernière sortie sur la scène internationale avant de passer la main à Condoleeza Rice, porte à croire que les Américains ont mis de l'eau dans leur vin. Désormais, ils font miroiter beaucoup plus le côté économique de leur projet à leurs partenaires appelés désormais “alliés des Etats-Unis”, même si l'ouverture démocratique de ces régimes demeure l'objectif numéro un. À ce rendez-vous dénommé “dialogue pour l'assistance démocratique”, les conviés étaient représentés par leur chef de la diplomatie, ainsi que par leur ministre de l'Economie. Ceci étant, la peur née de la chute brutale de Saddam Hussein passée, nombre de dirigeants arabes, à l'image de Hosni Moubarak et du prince héritier saoudien Abdallah, ont vivement contesté le projet lors de sa présentation en février dernier. Certains ont même sollicité l'Union européenne pour une éventuelle aide contre l'hégémonie américaine. Hier, Moubarak a actionné le levier de la Ligue arabe, par la voix de Amr Moussa, pour repousser à nouveau l'offre américaine. Prenant le soin de ne pas froisser les Etats-Unis, l'ancien chef de la diplomatie égyptienne s'est déclaré favorable à un partenariat entre le Moyen-Orient et le G8, tout en soulignant que cela ne se fera que si les deux parties sont sur un “pied d'égalité”. Il n'a toutefois pas manqué de jeter la pierre à l'Administration Bush en lui reprochant d'accuser l'autre partie dans le projet de terrorisme. Moussa est allé jusqu'à exiger des participants le retrait des “accusations portées contre l'islam comme religion et comme culture”. Devant cette levée de boucliers, Washington change de fusil d'épaule en faisant passer au second plan le volet politique. Colin Powell a confirmé hier cette nouvelle approche dans son allocution d'ouverture des travaux : “Nous sommes tous d'accord pour dire que des réformes effectives et durables ne peuvent venir que de l'intérieur des pays concernés.” Dans l'espoir de rallier le maximum de voix à sa thèse, la Maison-Blanche promet à la majeure partie des “invités” le statut d'alliés. Le secrétaire d'Etat US aux Affaires étrangères semblait avoir pour principale mission d'apaiser la tension en lançant à ses pairs : “Ce n'est pas le moment de se quereller sur le rythme des réformes démocratiques ou si la question de savoir si les réformes économiques doivent précéder les réformes politiques”. Il s'est surtout attardé sur “la menace terroriste” qui pèse sur la région. Il y a lieu de signaler le rejet catégorique de l'Iran de cette initiative, à travers son absence à Rabat sans fournir la moindre explication. Quoi qu'il en soit, les chefs d'Etat de cette partie du monde sont entre le marteau et l'enclume. En effet, leur résistance à cette initiative s'explique selon le directeur du Centre d'études stratégiques d'Al-Ahram par “la peur de voir des pouvoirs islamistes émerger d'élections démocratiques et de l'intervention étrangère imposant la démocratie”. L'Administration Bush a su modérer “sa copie” en la présentant désormais comme “un programme de promotion des valeurs universelles que sont la dignité humaine, la démocratie, le progrès économique et la justice sociale”. La rencontre de Rabat intervient dans un contexte guère favorable aux régimes concernés. L'hostilité de la rue arabe et musulmane aux Etats-Unis s'étant accrue depuis l'invasion de l'Irak et la détérioration de la situation des Palestiniens, il est difficile aux dirigeants des pays concernés d'adhérer ouvertement à cette initiative de peur d'attiser davantage la colère de leur peuple. Face à cette amère réalité, les concepteurs du “Grand Moyen-Orient” ont édulcoré leur première version, mettant en avant l'approche économique et sociale. Le rendez-vous du Maroc, qui constitue le premier pas de la mise en œuvre du “Grand Moyen-Orient”, aura eu le mérite de révéler au grand jour la résistance des régimes archaïques et contestés par leur peuple à la démocratisation, et surtout l'importance stratégique de cette partie du monde pour les superpuissances. La guerre entre Paris et Washington n'en est qu'à ses débuts. K. A.