L'école algérienne est dans tous ses états. La dévalorisation de la valeur du travail, la crise d'autorité des transmetteurs du savoir et l'entrée en force de la ruse, de la "kefaza" et de la "chtara" sont-elles les seules causes de l'échec ? Dans cet entretien, le sociologue Karim Khaled, chercheur au Cread, abordera ces questions et d'autres encore relatives à l'absence d'autonomie des intellectuels et au maintien, par le pouvoir, de l'ordre hégémonique. Liberté : Vous avez déclaré, il y a quelque temps, que l'Etat a échoué dans sa politique de refonte du système éducatif. Avez-vous changé d'avis depuis l'entrée en scène de la nouvelle ministre de l'Education ? Karim Khaled : Réduire la complexité de l'école algérienne à une seule personne, c'est faire de la caricature et produire du non-sens. La problématique du système éducatif algérien relève d'un processus historique où une série de réformes se juxtaposait, depuis les années 1970, pour donner naissance à un bricolage bien perfectionné, puisque l'Algérie a hérité d'un système éducatif "clés en main", loin des réalités nationales et de l'histoire réelle de la société algérienne. La doctrine du rattrapage, entamée depuis 1967, sous forme d'un économisme développementiste, a été vécue par la société, majoritairement rurale, comme une violence hautement symbolique et extrême. Les quelques acquis de l'héritage scolaire d'instituteurs algériens, ayant obtenu leur savoir dans la douleur pendant la période coloniale et pendant les premières années de l'Indépendance, se trouvaient "castrés" par des politiques d'arabisation et d'algérianisation arbitraires et revanchardes. Aujourd'hui, on assiste à un système éducatif bourré de refoulés historiques et retraditionnalisé par des pratiques extrascolaires. Mais d'autres échecs sont aussi flagrants, notamment sur le plan économique.En effet, après 50 ans d'Indépendance, l'Algérie importe une main-d'œuvre étrangère croissante dans les domaines du bâtiment, des routes, des eaux, etc.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Tant que la "raison d'Etat" maintient l'équilibre sociopolitique par la rente pétrolière et tant que la société reste captive de cette rente, la panne historique persiste et tout le monde se trouve piégé dans des mises en scène et de faire semblant. Dans l'état actuel, le consensus est loin d'être au rendez-vous pour repenser le contenu du système éducatif et pour imaginer la société algérienne de demain, où les valeurs d'autonomie de pensée, d'entreprendre, de civilités, de citoyenneté et de patriotisme seront injectées comme de vraies constantes valeurs nationales et des modes d'identification citoyenne.
Malgré les augmentations de salaires dans le secteur de l'éducation, la qualité de l'enseignement ne suit pas... À quel niveau se situent les vraies failles de l'école ? Sur quel chapitre placez-vous alors le phénomène de la violence ? Les deux questions sont étroitement liées dans le fonctionnement de l'école algérienne dont une partie des réponses est déjà soulevée dans la première question. Cela dit, la question des revendications salariales des différentes catégories professionnelles et celle des violences cycliques relèvent des conséquences de la déliquescence de la valeur du travail au sein de la société, mais aussi de la crise d'autorité, socialement symbolique des porteurs et transmetteurs de savoirs. Le processus de désinstitutionalisation et de retraditionalisation de l'école, depuis plus de trois décennies, a dénaturé son fonctionnement naturel et réduit son autonomie relative, en tant qu'institution de socialisation. Ce même processus a généré des formes de contestation rebelle contre l'ordre scolaire qui reste, pour les enseignants et les élèves, un espace ritualisé, automatisé et non convivial. Comme la vie a horreur du vide, la violence prend ses "droits". Quand l'administratif prévaut sur le pédagogique, l'équation éducative est biaisée. Les deux éléments de l'équation pédagogique, que sont l'élève et l'enseignant, sont dans une posture d'externalité. Des sentiments d'émulation et d'atteinte à leur dignité sont incorporés inconsciemment, comme modes d'identification sociale et professionnelle. Les revendications socioprofessionnelles des enseignants ont alors comme sens la lutte pour la confirmation de soi, la visibilité sociale et la négociation de leur statut social. Comment expliquez-vous ce réel impact des inégalités salariales et de l'accumulation occulte des richesses sur la valeur réelle du savoir ? Le travail et le mérite sont fondamentalement un couple inséparable. Ils sont des valeurs socialement acquises et génératrices d'une division sociale du travail et de la richesse, par une reconnaissance symbolique de cette accumulation de cette dernière. Cette aspiration est d'ordre juridique. Il s'agit de la problématique de passage à une modernité politique où le "droit" devient la vraie "raison d'Etat". L'absence d'application de règles transparentes d'accès à la richesse est la source fondamentale de l'inertie, de la formation de ce qu'on appelle "les esprits corruptibles et rentiers", de l'installation du doute et de la fuite des compétences algériennes vers des pays plus attractifs, où la méritocratie est instaurée comme un mode de gouvernance. En fait, il s'agit actuellement d'un déséquilibre aigu entre deux systèmes de gestion en Algérie, la méritocratie et la médiocratie, qui sont en guerre invisible, féroce, mais déloyale au profit du deuxième. Tandis que le premier mobilise l'intelligence, le second utilise la ruse, el-hila, el-kefaza et la chtara. Nous sommes dans un rapport de force bien entretenu, pour assurer l'allégeance et maintenir l'ordre hégémonique. De ce point de vue, les compétences et les intellectuels de lumière sont toujours considérés comme les ennemis des gardiens de cet ordre politico-social.
Justement, en parlant des compétences, quel sens donnez-vous à la problématique de fuite des cerveaux ? La fuite des compétences professionnelles et des universitaires algériens vers d'autres pays est vécue comme "un mal nécessaire", dû à une transition sociopolitique, caractérisée par un basculement des rapports de force, sous forme d'un processus de désinstitutionalisation de la formation supérieure et aussi du champ professionnel. Les réformes subies par le secteur de la formation supérieure, depuis 1971, et tout ce qu'elles véhiculaient comme arrière-pensée idéologique du pouvoir politique dominant d'antan ont été le début d'un processus de dénaturation des fonctions professionnelles et sociales réelles de l'intelligentsia algérienne. Les conséquences de cette ponction sont énormes sur le fonctionnement de la formation supérieure. L'Algérie enregistre, depuis les années 1990, des départs massifs d'élites intellectuelles, ayant déjà capitalisé une très grande expérience professionnelle et construit leurs rêves, qui aspirent à vivre dans leur pays d'origine.
Dans le contexte mondialisé, cette fuite est-elle liée à un problème économique ? La fuite des compétences algériennes n'a pas de connotation économique, dans sa version mondialisation. Au contraire, elle relève de deux causes profondes. D'abord, l'impossibilité des élites intellectuelles à l'individuation par rapport au communautarisme, entretenu par un système traditionnel qui empêche toute forme d'autonomie de l'individu. Ensuite, la problématique des libertés individuelles dans l'espace public, c'est-à-dire l'espace ou les espaces sociaux où toutes les régulations de la vie sociale se mettent en jeu, par des agents sociaux, par des luttes sociales. Pour le cas de la société algérienne, ces luttes restent comme des soubassements, loin de toutes formes d'autonomisation et de règles idéologiques légitimant les batailles sociales. Sur un autre plan, les compétences algériennes, censées être un vecteur du développement, ont fait objet de pratiques de cooptation et d'instrumentalisations par le pouvoir politique, depuis l'Indépendance. Elles ont toujours été incapables de se constituer en corps social professionnel autonome. H. A.