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Les Gnawa, ces adeptes du partage
ENTRE LE TRADITIONNEL ET LA «FUSION»
Publié dans Liberté le 27 - 05 - 2015

Faire cohabiter la tradition tout en se projetant musicalement dans l'art de Tagnaouite est le grand pari des Gnawa qu'ils tentent de mettre en pratique lors de leurs différentes prestations scéniques. Pour celui qui sait voir ou cherche à aller au-delà du son et des rythmes, il y a un travail en profondeur dans la transmission de leur art et savoir-faire.
Des thèmes qui nous ont particulièrement intéressés cette année, lors de la 18e édition du Festival Gnaoua et Musiques du monde d'Essaouira (organisée du 14 au 17 mai derniers), est la manière dont les Gnawa se projettent dans la musique qu'ils pratiquent, rattachée à un rituel lorsqu'elle est présentée dans le cadre traditionnel de la «Lila» ; mais également leur manière de se projeter dans ce qui est appelé «la fusion», qui est en quelque sorte une des marques de fabrique du Festival. Il est clair que le statut du maâlem (maître de cérémonie) a évolué au fil des ans, puisque lorsqu'il se produit sur scène celui-ci devient un musicien à part entière, qui doit non seulement prendre en considération tous les aspects techniques liés au spectacle mais également la construction même du spectacle. Que proposer à un public diversifié, constitué d'initiés et de non initiés au Tagnaouite ? Cette question, parmi tant d'autres pouvant être formulées, fait certainement partie de la réflexion sur la transformation de l'art des Gnawa, mais ce qui nous semble encore plus important est de comprendre le «comment», le procédé de cette transformation : Quel est (quel a été) l'impact de la scène sur le répertoire et la manière de jouer lors des cérémonies traditionnelles ? Est-ce réellement la «fusion» qui a modifié les pratiques des Gnawa ou alors est-ce que cela est lié au fait que cet art est de tradition orale et que leur musique est «vivante» donc amené à «évoluer», d'autant que ce qui est codifié et figé est le rituel et non la musique ? Nous avons fait part de ces questions et d'autres liés au spectacle à quelques maâlems rencontrés lors de la 18e édition du Festival Gnaoua et Musiques du monde. Leurs réponses nous ont permis d'y voir plus clair, car la musique des Gnawa rattachée à un rituel a été mise en contact avec d'autres styles, d'autres courants musicaux, d'autres artistes qui ont montré de la curiosité et de l'intérêt pour Tagnaouite. Les Gnawa tentent de trouver un juste équilibre entre ce qu'ils sont c'est-à-dire des maîtres de cérémonie et ce qu'ils sont devenus : maîtres-musiciens Forcément, tout cela change la donne et transforme la pratique. Mais la tradition héritée, enseignée, apprise et conservée est maintenue.
La limite est «le respect de la tradition»
Maâlem Hassan Boussou, fils du grand maître de Gnaoua Hmida Boussou, maître de cérémonie rituelle, maître-musicien qui évolue dans l'univers du jazz, qui a sorti le 15 mai dernier un album en hommage à son père «et à tous les ancêtres des Gnawa», précise que «dans toutes les fusions, dans toutes les rencontres, il n'y a pas que le mauvais, il n'y a pas que le bon ; on a le choix, on est maître de nous-mêmes».
Maâlem Hassan Boussou/ ©D.R.
L'idée de sortie à ce moment précis de cet album, qui a été enregistré bien avant «Dikra» (sorti en 2011), est motivée par le fait qu'«avec toute cette vague de fusion, on commence vraiment par avoir un peu de bruit inutile, des sonorités inutiles qui commencent vraiment à toucher à la tradition». Le maâlem pense que certains jeunes maâlems «jouent dans les Lilas des morceaux qu'on n'a pas l'habitude de jouer de telle façon parce que c'est trop inspiré du folklore chaâbi, du raï ou de Hmadcha». Le disque est donc une manière de «rappeler au public qu'il y a la tradition mais qu'on peut toujours s'ouvrir sur le monde entier. On découvre, on créé, on fusionne...ce sont de bonnes démarches, mais il ne faut pas oublier la tradition, parce qu'elle est la base de tout». Maâlem Hassan Boussou, se considérant quand il est sur scène comme «un musicien qui porte la culture Gnaoua», estime que la limite qu'il s'impose à lui-même pour créer avec d'autres artistes et dans le travail sur la musique Gnaoua, est «le respect de la tradition». «La limite que je m'impose à moi-même c'est le respect de la tradition. Quand je partage un thème avec un musicien jazzman, je porte le thème Gnaoui tel qu'il est. Je veux entendre son instrument qui joue mon thème, parce que mon instrument ne peut pas jouer ses thèmes à lui et sa musique à lui. Lui il a toute une gamme, moi j'ai un instrument pentatonique, j'ai trois cordes. Je me base aussi sur les chants Gnaoua, et si je veux transmettre mes mots à moi, c'est dans l'argot Gnaoua», a-t-il considéré. Maâlem Hassan Boussou, qui espère que les variantes de Tagnaouite dans chaque région se maintiennent, travaille, en outre, à l'intérieur du système musical des Gnaoua et réalise des «fusions» avec notamment le Diwane et le Stambali. Pour lui, «à travers la tradition, on peut aussi apporter de la fusion».
Sortir des sentiers battus
Maître dans l'art de la scène, maâlem Omar Hayat –qui a inspiré l'affiche de la 18e édition du Festival–, a présenté un spectacle riche en symboles. Travaillant sur la sainteté et l'influence de la religion musulmane sur les Gnaoua, il a réuni des morceaux des cohortes des Verts et des Blancs, qu'il a introduit par une mise en musique de quelques-uns des 99 noms de Dieu. Maâlem Omar Hayat a fait le show et a littéralement «bouffé» Sonny Troupé et ses musiciens en deuxième partie de soirée lorsqu'ils ont partagé la scène ensemble. Entouré de ses photographies qui immortalisent des étapes cruciales et importantes dans sa carrière, et des gnabers (pluriel de guembri) qu'il fabrique dans son atelier, maâlem Omar nous accueille, le lendemain de sa prestation, dans sa petite boutique à Essaouira, et revient sur les différentes phases de son spectacle.
Les Gnawa lors de la parade d'ouverture de la 18e édition/ ©D.R.
Pour lui, «le festival a évolué, il en est à sa 18e édition, et nous aussi, on doit évoluer et proposer quelque chose de différent à chaque fois». «J'ai fait une fusion à l'intérieur de Tagnaouite», signale-t-il, tout en expliquant que dans un spectacle il ne faut pas s'attendre à voir la même chose que ce qui est pratiqué dans la Lila, parce que «les rites sont figés». Or le spectacle est vivant. «On a affaire à un public très différent : il y a ceux qui découvrent Tagnaouite et il y a ceux qui connaissent et qui aimeraient bien voir et écouter certaines choses. Il faut proposer à ce public de la nouveauté et il faut que le spectacle évolue», soutient-il. Maâlem Omar Hayat, initié au Tagnaouite par maâlem Abderrahmane Paco et grand amoureux de la musique, est convaincu que «Gnaoua est la base, mais j'aime la musique. Je crois qu'on peut faire des fusions à l'intérieur de Tagnaouite mais aussi en intégrant d'autres instruments de chez nous, de notre continent, comme el Ghaïta, Taârija ou Tama (percussion d'aisselle)...». Chez les musiciens gnawa, les critères artistiques sont importants, et les propos des maâlems Hassan Boussou et Omar Hayat l'attestent. Il est question notamment de recherches et d'expérience. Il y a, par ailleurs, dans la pratique de Tagnaouite quelque chose de l'ordre de l'indéfinissable, une émotion que «seul un gnaoui peut ressentir», comme le souligne maâlem Abdesslam Alikkane, codirecteur artistique du festival. Mais sur scène, les choses sont différentes. «La scène, relève maâlem Alikkane, provoque une autre émotion que celle de la Lila. Sur scène, on doit faire attention à plusieurs choses, à commencer par le temps qui est limité. Sur scène, on a un répertoire aussi». Pour ce qui est du répertoire justement, il est convenu qu'il existe certains tarh (morceaux) qui ne peuvent être joués sur scène, parce qu'ils demeurent sacrés pour ceux qui les pratiquent. En tout cas, beaucoup de (belles) choses restent encore à découvrir sur Tagnaouite, mais ce qui est clair est que le statut du maâlem (maître de cérémonie) a, par la pratique de la scène et le contact d'autres musiques, mué vers maître-musicien. Aux Gnawa de maintenir leur héritage et à nous la bonne musique ! En tout cas, les Gnawa sont les maîtres du partage et ils nous le prouvent à chacune de leurs prestations.
Sara Kharfi


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