L'élection de Viktor Iouchtchenko à la présidence ukrainienne est une franche victoire pour la démocratie. Et un succès méritoire pour ce technocrate que ni la pression russe ni la dioxine n'ont pu empêcher de vaincre. Dans l'histoire de la lointaine Ukraine, il se racontera qu'un jour une déferlante humaine, répondant à l'appel pressant d'un homme marqué, a conquis le cœur d'une place indépendante et l'a occupée le temps d'une révolution. Elle l'a occupée si résolument qu'elle ne l'a affranchie qu'une fois elle-même libérée. Il se racontera qu'un certain Iouchtchenko, la cinquantaine entamée, a bravé la menace, refusé la soumission et affronté — avec panache et succès — un régime qu'il a poussé à la réforme libérale, dont il a été Premier ministre durant presque deux ans (1999-2001) et, auparavant, président de la Banque centrale. Son règne septennal de premier argentier l'a conduit à créer, pour l'Ukraine, la hryvnia, la monnaie nationale qui a brisé un peu plus les chaînes de la dépendance, et établir un système de régulation moderne pour les banques commerciales. Pour lui, la déferlante n'a pas hésité, n'a pas douté, n'a pas renoncé ; elle a dit bruyamment : “Tak ! Tak !” (oui, oui). Il se racontera que Viktor Iouchtchenko a conduit la révolution vers son aboutissement, luttant jusqu'au bout contre le mépris bureaucratie de Leonid Koutchma – président sortant — et contre l'arrogante ingérence russe, symbolisée par un Vladimir Poutine déjà présent à Kiev entre les deux tours de l'élection présidentielle — en soutien à Viktor Ianoukovitch, poulain de Koutchma et du Kremlin. La place de l'Indépendance a entendu les cris du monde entier rejetant le second tour d'un scrutin entaché d'irrégularités, à tel point que la Cour suprême ukrainienne en a ordonné l'annulation. Iouchtchenko a obligé son adversaire à accepter la médiation étrangère, reconnaître la fraude et accepter la tenue d'un “troisième tour”. Il a réussi à déplacer la révolte au sein même du Parlement, lequel invalide l'élection avant de proclamer Iouchtchenko président en l'absence des députés pro-Ianoukovitch. Signe de rupture, ce même Parlement adopte des réformes constitutionnelles réduisant les pouvoirs du président et amende la loi électorale afin de minimiser les risques de fraude. Pendant plus d'un mois, une partie de l'Ukraine a fait le siège des institutions, notamment le gouvernement, l'autre a retroussé les manches. Mais les “Orange” (pro-Iouchtchenko) et les “Bleu” (pro-Ianoukovitch) ont, chacun, respecté leur zone. L'ouest nationaliste et l'est pro-russe ont brandi des slogans pacifiques, pas un seul acte de violence ne leur a été attribué. Leonid Koutchma a donné l'exemple, appelant dans un premier temps les parties en conflit à négocier, puis jugeant inacceptable toute partition du pays. Alors, Donetsk (est) et Lviv (ouest) ont vite rangé leurs plans de partage, renonçant à toute velléité de fédéralisme néfaste. Finalement, l'Ukraine sera “orange” et “bleu”. Viktor Iouchtchenko, par souci de bon voisinage, a décidé, avant l'organisation du “troisième tour”, de réserver sa première visite officielle à Moscou. Il s'y rendra dans un état d'esprit diamétralement opposé à celui de Koutchma, car les Ukrainiens, s'ils sont “indépendants depuis 14 ans, sont maintenant libres”. L. B.