Liberté : Les réserves de change de l'Algérie se sont rétrécies comme une peau de chagrin depuis 2014, chutant d'un plus haut de 194 milliards de dollars à 88 milliards de dollars à juin 2018, marquant ainsi une perte sèche de près d'environ 105 milliards de dollars. Les prévisions tablent sur un stock en devises de seulement 33,8 milliards de dollars en 2021. Au rythme où vont les choses, pensez-vous que le gouvernement est condamné à s'orienter, à moyen terme, vers l'endettement extérieur ? Alexandre Kateb : Le recours à un endettement extérieur ciblé est inévitable, ne serait-ce que pour alléger la facture pour l'Etat des grands projets d'investissement. On voit mal comment l'Etat pourrait continuer à engager des dizaines de milliards de dollars dans des projets d'infrastructures ou d'énergie sans recourir à des procédés comme le PPP et le financement de projet adossé à un financement extérieur. La véritable question est de savoir quand le verrou psychologique sera dépassé. Rappelons que le projet de grand port du Centre est déjà financé par l'endettement extérieur. Ce qui compte, c'est d'orienter la dette extérieure vers des projets ayant la capacité de rembourser cette dette à travers des montages économiques et financiers qui tiennent la route. Il est évident qu'un recours à la dette pour financer la consommation des ménages ou des projets d'investissement publics "non bancables" n'est pas viable. C'était la grande erreur des années 1970 et du début des années 1980. Cela s'est traduit par un emballement de la dette extérieure, qui a absorbé à un certain moment la quasi-totalité des recettes d'exportation. Je comprends à cet égard certaines inquiétudes au sein du pouvoir politique. Pour éviter de reproduire cela, il faut moderniser le cadre de gestion des finances publiques. Et il faut l'assortir d'une plus grande transparence. C'est indispensable. L'Algérie figure aujourd'hui parmi les pays les moins transparents en matière de gestion budgétaire. Cette situation doit changer. À ce propos, la loi organique des finances publiques qui a été promulguée en septembre 2018 fixe un nouveau cadre. Elle doit être transposée dans la pratique et s'accompagner d'un changement culturel. De l'avis des analystes du marché pétrolier, les cours du brut resteront probablement bas pour encore plusieurs mois, compte tenu d'une demande mondiale léthargique et d'une offre excédentaire. Or, selon le FMI, l'équilibre extérieur de l'Algérie est tributaire d'un baril à 80,30 dollars en 2018 et à 78,90 dollars en 2019. Comment voyez-vous les conséquences de la rechute des prix du pétrole sur les finances du pays ? Le budget 2019 est élaboré sur la base d'un prix du pétrole à 50 dollars le baril, ce qui laisse en théorie une certaine marge pour les finances publiques. Mais c'est un artifice, car ce budget est voté en déséquilibre et nécessite donc le recours au financement monétaire. Le break-even budgétaire est plus proche de 80 dollars le baril. En ce qui concerne la balance courante, l'équilibre est en effet compromis dès lors que le prix du baril décroche en deçà de 80 dollars. La conséquence évidente de ces deux déséquilibres est la fonte accélérée des réserves de change. La seconde conséquence est la pression à la baisse sur le dinar et un écart de plus en plus important entre les cours du change officiel et parallèle. À terme, le risque est de conduire à un renforcement de l'économie informelle et à une "dollarisation" de l'économie, c'est-à-dire que les opérateurs économiques pourraient perdre confiance dans la valeur de la monnaie nationale et conduire toutes les transactions importantes directement en devises. Le gouvernement fait montre jusqu'ici d'une passivité presque parfaite face à la détérioration des comptes extérieurs. D'après vous, quelles sont les réformes immédiates susceptibles de réduire les déficits de la balance des paiements et une fonte accélérée des réserves de change ? La réforme la plus urgente est de revenir à une trajectoire de consolidation budgétaire en 2019. Cela nécessitera en priorité de couper dans les dépenses publiques car les perspectives de recettes sont aléatoires et liées au prix du pétrole de manière directe à travers la fiscalité pétrolière, et de manière indirecte à travers les revenus d'activités qui dépendent en grande partie du recyclage de la manne pétrolière. Or, les marges de manœuvres financières s'épuisent à grande vitesse et le gouvernement ne pourra plus pratiquer la politique de l'autruche en refusant de voir l'évidence. Le ministre des Finances a d'ailleurs eu le courage de le dire dans son allocution à l'Assemblée nationale. Pour augmenter les recettes, il faudra réformer le système des subventions, c'est-à-dire augmenter le prix de l'essence et de l'électricité, tout en mettant en place un système compensatoire pour les classes populaires et moyennes. Les solutions techniques existent, ce qu'il faut c'est la volonté politique pour faire passer ces mesures impopulaires. J'ajoute que pour que l'effort soit partagé par tous, il faudra taxer le patrimoine immobilier et les grandes fortunes. Sinon le phénomène des "gilets jaunes" que l'on observe en France peut très bien se produire demain en Algérie, à une échelle encore plus grande. On n'échappera pas non plus à une dépréciation supplémentaire du dinar. Les mesures de restriction des importations par des mécanismes quantitatifs ont montré leurs limites. De l'avis de tous les observateurs extérieurs, le dinar reste surévalué et l'élargissement du spread entre les cours officiels et parallèle en est un bon indicateur. Ce n'est pas facile de déprécier le dinar, car cela génère de l'inflation. L'ajustement devra être graduel et s'accompagner de mesures pour soutenir la production nationale. Enfin, il faut arrêter de recourir au financement monétaire, car celui-ci peut conduire à une crise encore plus grave. On pense que c'est la chute du prix du pétrole en 1986 qui a causé la crise dramatique que l'Algérie a connue par la suite. En réalité, cette crise était la conséquence logique du laxisme budgétaire de l'Etat qui avait accumulé les risques. La seule différence entre 1986 et 2014 c'est la position extérieure nette du pays. Mais celle-ci est en train de se détériorer à vive allure. Les réformes économiques tardent à avoir lieu. D'autres ont été abandonnées à mi-chemin. D'après vous, quelles réformes doit-on mettre en place pour changer l'actuel modèle de croissance ? Le changement de modèle économique est un travail de longue haleine. Il est frappant que dans un contexte d'élection présidentielle, il y a si peu de débats sur ce sujet qui devrait être une priorité. Il n'y a pas beaucoup de propositions structurées pour sortir du statu quo actuel ni dans la majorité ni dans l'opposition. Or il est clair que le statu quo n'est pas tenable. On ne peut pas se contenter de ré-oxygéner le système actuel, il faut changer complètement les incitations pour passer d'un système fondé sur la dépense publique et les importations à un modèle de croissance fondé sur l'investissement privé. Dans les relations entre l'administration et les entreprises, la charge de la preuve doit être inversée, et les procédures de recours contre des décisions arbitraires doivent être plus efficaces. Le système bancaire et financier doit être refondu pour financer des entreprises privées, selon une approche moderne et concurrentielle, et non pour servir de caisse aux entreprises publiques. L'économie est aujourd'hui gérée de manière verticale jusqu'à l'étouffement de toute initiative privée. Il faut une gestion qui associe une très grande flexibilité à un contrôle plus moderne sur les leviers essentiels de souveraineté. Que l'on regarde du côté de la Chine et du Vietnam. Il y a là beaucoup de leçons à apprendre pour un pays anciennement "socialiste" comme l'Algérie. Les experts de Washington ont indiqué dans leur dernier rapport que "la contraction budgétaire prévue pour les années à venir va probablement se traduire par un ralentissement marqué de la croissance non pétrolière sur le moyen terme". Qu'est-ce que cela peut signifier ? Dans un système économique fondé sur la dépense publique, toute contraction budgétaire a un effet récessif immédiat sur l'activité économique. C'est d'ailleurs là que réside toute la difficulté. C'est ce qui explique pourquoi les autorités ont décidé de changer de cap à l'automne 2017 et de recourir au financement non conventionnel. Mais il y a d'autres alternatives. Il faut pour cela associer consolidation budgétaire et réformes structurelles, c'est-à-dire qu'il faut plus de discipline d'un côté et lâcher du lest de l'autre côté. Il ne faut pas sous-estimer l'inertie d'un système fondé sur la rente. D'un autre côté, cela ne doit pas être une excuse pour ne pas engager des réformes plus que nécessaires