Professeur de sciences politiques à l'Ecole supérieure de journalisme et des sciences de l'information d'Alger, Cherif Dris décortique les derniers développements de la scène politique en Libye. Liberté : Des voix ont qualifié l'initiative de paix égyptienne d'un vol au secours du président Abdel-Fattah Al-Sissi au général libyen Khalifa Haftar, qui a perdu sa bataille de l'Ouest libyen. Peut-on la qualifier ainsi ? Cherif Dris : La déclaration du Caire pourrait en effet être interprétée comme étant un vol au secours de l'Egypte au général Khalifa Haftar, en pleine déroute face aux troupes loyales du Gouvernement d'union nationale (GNA) de Tripoli. L'appel du président Abdel-Fattah Al-Sissi à un cessez-le-feu et au retour au processus politique est une tentative pour l'Egypte d'obtenir un répit en faveur du général Haftar acculé par les succès militaires du GNA. Il faut comprendre que dans ce genre de conflits, un appel à un cessez-le-feu est plus favorable au vaincu qu'au vainqueur. Et sur ce plan, le GNA, soutenu militairement par la Turquie, a d'ailleurs affirmé rejeter l'initiative égyptienne. Fayez Al-Serraj, en position de force, entend, bien au contraire, capitaliser les succès de ses forces alliées pour affaiblir davantage son adversaire et l'empêcher, à travers l'initiative de l'Egypte, de remobiliser ses troupes. Pour le GNA, toute trêve dans l'état actuel des choses lui sera au contraire défavorable. La poursuite de son offensive contre Haftar est en somme tout à fait logique. L'Algérie a affirmé avoir "pris note" de l'initiative de l'Egypte. Comment interprétez-vous cette position ? Diplomatiquement parlant, la position algérienne, en prenant "acte" de la déclaration du Caire, ne signifie nullement un soutien à cette dernière. Bien au contraire, elle signifie, à mon sens, un positionnement favorable à Fayez Al-Serraj. La proposition d'Abdel-Fatah Al-Sissi a été accueillie par Alger avec une certaine froideur. Les rapports de force actuels sur le terrain (les déroutes militaires de l'armée du général Haftar) en Libye confortent la position de l'Algérie qui a compris que bien au contraire – avec les succès militaires du GNA –, le général Khalifa Haftar et ses soutiens extérieurs, ces derniers ayant entravé les efforts diplomatiques de l'Algérie en Libye, seront amenés tôt ou tard à revoir leur stratégie et même à les pousser revenir aux accords de Skhirat (Maroc), du 17 décembre 2015, sous l'égide de l'ONU. La guerre en Libye est-elle en train de remodeler les rapports de certaines puissances entre elles ? Ce n'est pas exclu. Il faut savoir que ce genre de conflits ont de tout temps été un terrain dans lesquels se déploient des stratégies d'influence menées par les puissances étrangères, cela d'une part. D'autre part, il faut s'attendre aussi, dans le cas de la Libye, à un remodelage au niveau des alliances locales. Ces dernières se font selon l'évolution du conflit sur le terrain. Mais aussi en fonction de la répartition des revenus pétroliers, laquelle est devenue un enjeu crucial dans cette guerre. Par ailleurs, il importe de préciser que dans le cas de la Libye, il y a deux niveaux d'analyse. Le premier concerne les acteurs régionaux et étrangers (Egypte, Russie, France, Emirats arabes unis, d'une part, Turquie et Qatar, d'autre part) qui apportent leur soutien à l'une ou à l'autre partie en conflit en fonction de leurs intérêts économiques et énergétiques. Il y a ensuite l'impact de ces interventions étrangères à un niveau local. Comprendre, les soutiens locaux (tribaux notamment) à l'un ou l'autre des belligérants (Khalifa Haftar, d'un côté, et Fayez Al-Serraj de l'autre) évoluent à leur tour selon les rapports de force déterminés par les acteurs étrangers intervenant dans ce pays. L'entrée de la Turquie dans le conflit libyen, soutenant militairement le GNA, reconnu par la communauté internationale, a complètement changé la donne. Il reste à savoir maintenant, à la faveur des victoires militaires du GNA, comment les acteurs locaux alliés de Khalifa Haftar (soutiens tribaux) vont évoluer et peser sur les équilibres militaires en place, en entraînant par exemple, un changement d'alliances à l'intérieur de son propre camp (Haftar), voire précipiter sa chute. Dans ce scénario, qui n'est pas à exclure, ces changements internes vont eux-mêmes agir sur les soutiens internationaux de Haftar en les poussant à leur tour à revoir leur stratégie en Libye et en allant vers des postures plus pragmatiques, ce qui ne pourra qu'être en faveur du Gouvernement d'union nationale. Le GNA, en position de force, est justement déterminé à poursuivre sa lutte armée contre les troupes de Haftar. Cela ne diminue-t-il pas les chances d'un retour rapide à la table des négociations ? Bien au contraire. La poursuite de l'offensive militaire menée par les alliés de Fayez Al-Serraj, soutenus par Ankara, contre les troupes de l'Armée nationale libyenne sert actuellement à renforcer, d'une part, sa marge de manœuvre, et d'autre part, à pousser le général Khalifa Haftar à faire davantage de concessions. Le rapport de force sur le terrain militaire va, in fine, déterminer l'issue des négociations politiques futures. Il faut savoir que la victoire militaire du GNA n'est pas une fin en soi. La stratégie du GNA en ce moment consiste à acculer leur ennemi et ses alliés externes de sorte à le ramener à la table des négociations et accepter les conditions et les termes de l'accord de Skhirat ou (un processus inclusif qui n'exclut pas les partis islamistes, ceux proches des frères musulmans en premier lieu), à défaut, conclure un autre accord.