Le recours systématique à l'avis des "muftis" pour convaincre de la pertinence des décisions politiques et administratives risque de mettre à mal l'idée de l'Etat. Un procédé qui réduit dangereusement le champ de la République. C'est une intrusion d'apparence anodine, mais dont les conséquences risquent de se révéler, à terme, désastreuses. Alors que l'on pensait que le choix du vaccin à administrer aux Algériens était du ressort exclusif des scientifiques et des spécialistes, d'abord, puis des politiques, ensuite, — pour des considérations évidentes d'intérêts géostratégiques —, voilà que la commission ministérielle de la fatwa au ministère des Affaires religieuses et des Wakfs s'invite au "débat" pour décréter que la vaccination contre la Covid-19 est "indispensable", ajoutant que les vaccins disponibles ne contiennent pas de composants "prohibés par la charia". "Dans le cadre du travail continu de la commission ministérielle de la fatwa, notamment en ce qui concerne le suivi du respect de la jurisprudence concernant les aspects liés à la pandémie du nouveau coronavirus, et à la lumière de la coopération avec le Comité scientifique de suivi de l'évolution de la Covid-19, la commission s'est réunie avec le porte-parole du Comité scientifique, le Pr Djamel Fourar, qui a apporté des clarifications et présenté un ensemble de données scientifiques confirmant que la vaccination contre la Covid-19 est indispensable pour faire face à cette pandémie, soulignant que les vaccins disponibles ne contiennent pas de composants prohibés par la charia", a indiqué un communiqué de cette commission publié jeudi. Cette commission, dont on ignore si les autorités ont sollicité son "feu vert" et sa caution, a souligné "l'impératif de suivre les orientations des services sanitaires en Algérie, lesquels relèvent la nécessité de se faire vacciner, selon les procédures et programmes tracés, conformément aux dispositions de la charia qui prône le traitement en reconnaissant l'existence d'un remède à toute maladie". Au-delà de cette tendance à la labellisation hallal, en vogue depuis quelques années — cette commission avait émis une fatwa pour les logements de la formule "location-vente" et récemment le président de l'Anie avait qualifié la nouvelle Constitution de "hallal" —, il est à se demander si cette immixtion des religieux ne constitue pas un "pied de nez" aux scientifiques. En d'autres termes, la raison n'est-elle pas en train de céder le pas et de s'incliner devant la foi ? Figure très médiatisée depuis l'apparition de la pandémie, le président du Syndicat national des praticiens de la santé publique (SNPSP), le Dr Lyès Merabet, n'a pas dissimulé ce qui s'apparente à un agacement. "Qu'est-ce que ce mélange des genres ?" s'est-il interrogé sur sa page Facebook. Selon lui, "il s'agit d'une porte ouverte aux interprétations sur d'autres questions liées à la santé publique". Même si les autorités politiques recourent depuis quelques années à cette sollicitation fréquente de la caution religieuse, il demeure entendu qu'en pareille circonstance, elle vise à convaincre les citoyens réfractaires aux décisions d'un pouvoir fortement handicapé par l'absence de légitimité et dont la confiance avec les citoyens est rompue depuis l'irruption du mouvement populaire. "Si l'intention était de sensibiliser sur l'importance de l'opération et de rassurer les citoyens, il aurait suffi que le ministre et les cadres du ministère se fassent vacciner devant les caméras de télévision au lieu d'émettre une fatwa que d'autres pourraient demander demain pour des médicaments, sérums et autres préparations pharmaceutiques", préconise Lyès Merabet. "Il y a une remise en cause de la science. Regardez d'ailleurs les programmes de télévision et certains prêches. Normalement, les religieux n'ont pas à se mêler, nous devons sortir de ces amalgames", relève, pour sa part, le sociologue Nacer Djabi. Selon lui, c'est la faiblesse du "système" qui fait "qu'il va de concessions en concessions au courant religieux". "Ils (les tenants du pouvoir, ndlr) regardent le court terme, mais sur le long terme, les conséquences seront désastreuses. C'est un jeu malsain et dangereux", observe-t-il. Faut-il y voir les prémices d'un glissement progressif et inéluctable vers un "Etat islamique", comme s'interroge ironiquement le journaliste Arezki Aït Larbi ? En tout cas, l'intrusion intempestive de cette commission, qui, soit dit en passant, n'a pas jugé utile de relever la faiblesse de l'école et du retard technologique et scientifique qu'accuse le pays, porte paradoxalement préjudice, y compris à la religion. "Solliciter systématiquement, à tort et à travers, l'avis religieux nuit à la religion et à la vie publique. Les décisions administratives qui concernent les citoyens n'ont pas à se référer à la religion", estime le spécialiste en religion, Bouzid Boumediène. Karim Kebir