Par : KAMEL DAOUD ECRIVAIN I- Etrange paradoxe : le voyage se meurt au siècle même qui a vaincu la pesanteur, la distance, la pénibilité. Comme si après avoir inventé tant de moteurs herculéens, c'est l'immobilité vengeresse qui devient notre lot. Prendre un avion aujourd'hui ? C'est un acte long, coûteux, qui exige disponibilité, motifs impérieux, tests de santé, un visa rare et autres documents de passage. Prendre la mer ? Ça passe par la mort, ou le naufrage, ou le déracinement. Ce n'est plus un voyage, mais une nage à contre-courant. Des choses anciennes et simples sont redéfinies : aimer par exemple, c'est désormais rester chez soi, voyager, c'est prier, et l'éternité est une file d'attente ou le call-center d'une compagnie aérienne. Et quand il nous arrive de réussir la mobilité, nous voyageons aussi lentement et aussi dangereusement qu'au Moyen-Âge : sans lampadaires ni indications, effrayés par l'imprévu des formulaires et des documents, rançonnés à chaque halte. C'est que la lenteur a touché le monde de plein fouet depuis quelques années, le cloisonne, diminue la circulation des sangs et des idées. C'est alors que reviennent s'ériger les murailles, les clichés, la peur, les interdictions, les malentendus et les récits exclusifs. Etrange quand même : c'est au siècle de la connectivité que circulent le plus les clichés qui séparent. Et c'est riches de millions de moteurs que nous voyageons si peu. Visas, préjugés, rancunes et mémoires. Le Voyage est désormais déclaré comme menace à la souveraineté. Et avec internet, c'est encore pire : découvrir, c'est cliquer, et croire devient répéter. Terre plate comme un passeport, paralysée par la peur. II- Après le siècle de l'imprimerie, celui de la machine à vapeur, celui de l'électricité, voici un nouveau : le siècle de la viralité. Le virus Covid-19 et internet avec ses réseaux sociaux. Le recto et le verso d'une chose invisible qui contamine, se répand par le contact et le partage, la respiration ou la connexion. Le confinement et la distanciation sont les deux grandes lois pour survivre à la Covid-19. Et pour survivre à la viralité des intox et du virtuel des RS ? Les mêmes règles : autoconfinement (limiter les heures de connexion) et distanciation, avec ce qui s'y répète comme fausses infos, effet de meutes, lynchages et autres théories du complot ou de la paresse. Se déconnecter, préférer le monde à l'écran, se laver les mains mentalement après avoir touché un clavier, éviter les contacts inutiles avec des profils douteux et porter un masque cérébral face aux croyances de son époque. Ne pas cliquer des liens inconnus, éviter les rassemblements numériques, etc. La métaphorisation parfaite. On le sait désormais, les Réseaux sociaux détruisent des familles, des démocraties, des vies. Mais, encore plus profond, détruisent la liberté de penser par soi, l'autonomie de réflexion. On connaissait le mal de la chronophagie, de l'exacerbation de l'affecte, mais pas encore celui de la destruction de l'autonomie de pensée. Médias lourds, Etats, ministres errants, leaders ou journalistes, on se retrouve à réagir aux réseaux, à la hiérarchie qu'ils imposent du réel et des urgences, à puiser ses informations et ses convictions dans les réseaux et écrire ses articles selon ce que décident les réseaux et pas sa propre perception. "Dans les rédactions, dans les années 1990, c'était le jeu Tetris qui occupait le journaliste oisif, aujourd'hui, c'est Facebook qui lui dicte ses articles", me raconte un ami. On ressent la puissance de cet asservissement quand on décide de fermer ses "comptes", effacer ses traces numériques ou en limiter le temps. C'est alors qu'on est saisi par le réel, sa matière, la densité des relations avec les gens, ses propres mains et la découverte que le pays est là, selon nos décisions, dépendant aussi de nous, concret, matériel et pas enfermé dans cette bulle maudite. Le premier effet est cette découverte de l'autonomie de réflexion : désormais, je choisis mes sujets, mes conclusions, mes informations, mes opinions. Ce n'est pas un "mur" qui décide, mais moi-même. Mais on a encore peu écrit sur l'aventure extraordinaire de la déconnexion, ce retrait en soi, comment il est décidé, à quel prix et après quelles blessures et comment on se retrouve à redécouvrir sa liberté.
III- Lu Frère d'âme de David Diop. Puissant comme un muscle face à la peur nocturne. Pour une fois un masque africain raconte sa propre histoire, comment il a été fabriqué par ses ancêtres, puis vendu, acheté, trimballé jusqu'à perdre sa langue et ne plus reconnaître ses propres grimaces sublimes, ses peintures chargées de sens. Comment un masque africain voit comment il est vu et se voit lui-même à travers le masque du regard d'autrui. Un visage a beau tenter de se fermer, de se faire passer pour une pierre à cause du souci ou de la rancune, se dégrader en cendres dans une tasse de café, mentir ou imiter un banc public, ou le ciel, ou n'importe quoi, il reste un visage. C'est-à-dire une flaque d'eau verticale où on peut voir dedans les pierres qui lestent ou les courants jugulaires, l'histoire d'un lit ancien, d'une crue ou la cadence d'une source. Dans Frère d'âme, ce masque raconte comment il a été fabriqué, puis dupliqué, puis transformé en un objet low-coast, un casque de guerre, une grimace brandie contre l'ennemi. Ce n'est pas vrai ce résumé, et c'est pour cette raison qu'il faut lire ce roman qui ne cède jamais à la mièvrerie du victimaire ambiant.