La commune de Sidi Chahmi, au sud d'Oran, a vécu ces dernières semaines au rythme de protestations de demandeurs de logements vivant dans des bidonvilles. Ils se sont rassemblés devant le siège de la mairie et, au plus fort de la contestation, ils ont passé deux nuits à la belle étoile. Dans des baraquements de fortune, ils vivent dans des conditions de dénuement total où l'insalubrité le dispute à la promiscuité. Pour ces hommes et ces femmes, cette veille forcée, sous des températures très basses, est presque une habitude car ils ont connu déjà pire au bidonville "Dubai" où ils vivent, appelé désormais de manière pompeuse "Bidonville Sebkha". "En hiver, quand il se met à pleuvoir, je vous jure que nous ne dormons plus. Nous restons éveillés, à surveiller la montée des eaux de pluie et le niveau de la sebkha", explique avec dépit un des habitants dudit bidonville. "Quand ça monte trop, il ne nous reste que la fuite pour éviter le pire." Cette appellation ironique de "Bidonville Dubaï" est à la fois symptomatique et cruelle, prenant sa source sur le lieu même de l'implantation du bidonville aux abords d'une sebkha qui, à chaque déluge, envahit les mansardes miséreuses et les passages défoncés qui font office de rues. Ce bidonville qui remonte à 2005-2006 n'a pas cessé depuis de grossir pour devenir, aujourd'hui, le lieu de vie où s'entassent plus de 1 296 familles en attente d'un hypothétique logement, selon un recensement de 2019. Après l'annonce de leur relogement pour le 17 octobre, les familles de "Dubaï" y ont vraiment cru, avant de déchanter brutalement, la mort dans l'âme, avec le report sine die de l'opération et sans en avoir été informé. Au cœur du Bidonville-Sebkha, chaque mot, chaque baraque respirent la colère d'hommes et de femmes nourris de ressentiments si forts pour le mépris et la longue marginalisation dont ils sont frappés encore aujourd'hui.
Tension et colère généralisées Notre arrivée sur place a été attendue comme un espoir fou par ces habitants avides de pouvoir témoigner et toucher les autorités sur le calvaire qu'ils vivent au quotidien dans ce Bidonville-Sebkha, comme l'explique, à sa façon, Kheira, une des premières habitantes du bidonville : "Moi je suis là depuis 2006 et je n'ai pas peur de vous parler et de vous montrer comment nous vivons ici. Il y a des handicapés, des vieux, des enfants, des malades... Qu'attendent-ils pour nous reloger ?" Elle profite pour revenir sur le dernier épisode du relogement avorté. "Pourquoi les responsables de la daïra d'Es-Senia sont-ils venus nous dire : 'Préparez vos affaires, ramenez des camions, vous allez être relogés le 17 octobre', pour ensuite disparaître nous laissant dehors avec nos affaires ? Aucun n'a eu le courage de revenir nous parler depuis. Pourquoi un tel mépris ? Ne sommes-nous pas des êtres humains, des Algériens ?", se lamente-t-elle. En s'enfonçant dans les venelles du bidonville, sur les murs en parpaing des masures de fortune, le chiffre d'une liste électorale appelant à voter datant du dernier scrutin a été tagué. Mais à l'intérieur du bidonville, il n'y a plus rien, ce qui permet à l'un de nos "guides", vivant ici depuis plus d'une décennie, d'exprimer sa désormais défiance totale vis-à-vis des autorités de l'administration et des élus. "Ce qui nous rend fous, c'est le mépris de tous. Ils nous font des promesses qu'ils ne tiennent pas, puis plus rien nous laissant ainsi dans l'incertitude", lâche-t-il avant d'ajouter avec une colère difficilement contenue : "Après ce dimanche 17 octobre, beaucoup sont tombés malades. Ma propre femme a fait une crise provoquée par la colère et la contrariété du fait d'avoir été traitée ainsi." Pour ceux et celles qui nous ont accueillis dans le bidonville, il y a une incompréhension totale sur "l'Etat qui ne respecte pas ses engagements". "Je vis ici depuis 10 ans, mes enfants sont nés ici, tant d'années à attendre et à être toujours rejetés, exclus, c'est insupportable. Que les maires, les élus, les walis viennent nous parler, qu'ils ne fassent pas comme si nous n'existions pas", lance un autre père de famille. Seule chose qu'ils savent : des logements réservés aux habitants du bidonville, soit 1 000 en tout, se trouvent à Oued Tlélat, et ils sont nombreux à avoir fait le déplacement sur le chantier, le suivant presque pas à pas depuis l'entame des travaux, comme pour mieux voir sortir de terre le rêve d'une vie digne. À l'APC de Sidi Chahmi, la question du relogement du bidonville dépasse leur compétence, comme le précise une source au siège de la mairie. "Ce n'est plus nous, élus, qui gérons ces questions de logements sociaux, ce sont la wilaya et la daïra. Mais s'il y a eu un report, c'est à cause des enquêtes sur le fichier informatique pour vérifier les déclarations des demandeurs", explique cette source. Pour les habitants du "Bidonville-Sebkha", la question est tranchée depuis longtemps. "C'est à l'Etat de contrôler, de vérifier. Ici, nous sommes tous des Algériens, quelle que soit la wilaya d'origine. Le droit au logement concerne tout le monde. Que l'Etat agisse et ne pénalise pas seulement", répondent à l'unisson des femmes ayant choisi de s'exprimer sur ce phénomène national, d'indus résidents tentant de bénéficier d'un logement social.
Insalubrité totale et stigmatisation des enfants Sur place, nous avons découvert, dans les moindres détails, l'univers de ces familles qui ne cachent pas leur dénuement. L'insalubrité est totale, au milieu de tas d'immondices qui ne sont pas collectées, d'eaux usées se déversant entre des baraquements rudimentaires. Des murs de parpaing non crépis, des tôles faisant office de toit, alors que les mieux lotis disposent de fenêtres, de vraies portes, tandis que pour d'autres se sont de simples trous dans un mur qui ouvrent sur l'extérieur, et parfois il n'y en a même pas. Généralement, le sol est couvert de mortier et une pièce, une sorte de hall à moitié ouvert aux intempéries, sert de cuisine. Dans chacune des baraques que nous avons visitées, les efforts des parents, surtout des mères, sont visibles pour donner un semblant de chaleur, d'humanité à leur intérieur. Offrir, malgré les conditions difficiles, un peu de réconfort aux enfants et supporter l'enfermement dans une mansarde, dans un bidonville. Les mamans placent des rideaux sur les murs ou pour séparer la seule pièce du réduit servant de cuisine et de dépôt pour les ustensiles. Parfois c'est juste de la faïence dans un petit coin qui indique l'emplacement du réchaud à deux feux. Dans un autre coin est disposée une grande bassine de plastique servant probablement à la toilette du matin ou pour laver le linge. Les dernières pluies et autres infiltrations qui ont mouillé les matelas et les couvertures, obligent la mère de famille à les placer sur les murs pour qu'ils séchent au soleil, alors que le linge est étendu sur des fils. Et comme d'ordinaire, pour parer au manque d'eau, les habitants ont procédé à des branchements sur les réseaux existants, seules solutions à leur portée. Il y a, fort heureusement, les colporteurs d'eau qui viennent à la rescousse. Car il faut bien vivre, même si l'on est loin de tout. Avec la sebkha attenante aux baraquements : l'intérieur est humide avec ses conséquences visibles sur la santé des habitants, surtout les enfants. "50% de nos enfants souffrent d'allergies, certains qui vivent vraiment très près de la sebkha ont eu des maladies de la peau... Ici tout le monde est malade", se plaint un père de quatre enfants. Des mères évoquent leurs problèmes de santé : maladies chroniques, stress, fausses couches, manque d'argent pour se soigner, l'absence des services d'hygiène et de prévention. Outre ces problèmes d'insalubrité, ces habitants doivent faire face aux serpents et aux rats qui pullulent, se cachant parfois entre les tôles des toits. Un nouveau-né mordu au crâne par un rongeur est décédé, nous révèle le père tout en montrant son nouveau-bébé, une belle petite fille de quelques mois.Nombreux, les enfants n'ont d'autres distractions que de jouer sur les monticules d'ordures ou sur un terrain vague situé juste à l'entrée du bidonville. Lorsqu'ils ne jouent pas au foot, ils restent le plus souvent adossés aux murs des baraques dans le bidonville. L'école ? un sujet douloureux pour les parents. "L'école ? walou !...", disent-ils, avec cette révélation qui fait froid dans le dos. "Beaucoup de nos enfants ne vont pas à l'école, parce qu'ils ont du mal à suivre. Regardez nos conditions de vie, comment peuvent-ils faire leurs devoirs. De plus, à la cantine, les autres élèves se moquent d'eux en leur disant : 'Vous êtes les enfants du bidonville.'" Une stigmatisation ressentie comme une violence, une vraie souffrance intérieure pour les parents et leurs enfants. Les conditions de vie, la situation sociale, la mal vie à l'état brut pèsent sur les épaules de ces potaches privés de beaucoup de choses. Situation que n'arrange pas le chômage touchant presque la plupart des pères de famille et les jeunes. "Les rares ressources pour survivre proviennent de l'informel", témoignent les adultes. Alors au bidonville, de guerre lasse, par dépit et par le poids de la misère, la tentation de la mer agite certains esprits. "La harga ? oui, si nous avions l'argent nécessaire, nous serions partis, parce qu'ici, il n'y a rien qui fait de nous des citoyens à part entière."