Karim Mroué est un éminent intellectuel libanais. Essayiste politique, il vient de faire paraître “La Pensée arabe et les changements contemporains” (Dar Al Farabi, 2005). Liberté : Une année s'est écoulée depuis l'assassinat de Rafic Hariri. À la lumière de l'orientation qu'a prise l'enquête jusqu'ici, notamment après les déclarations de l'ancien vice-président syrien Abdelhalim Khaddam, peut-on aujourd'hui affirmer, selon vous, d'une façon catégorique, que la partie qui a commandité cet attentat est identifiée, et que c'est vraiment la Syrie qui est derrière ? Karim Mroué : J'aimerais d'emblée souligner à ce propos que l'on doit se baser sur les résultats des investigations que mène la Commission d'enquête internationale, et qui vont certainement nous conduire vers celui qui a commandité, planifié et exécuté ce crime et nous dire quel était son objectif en faisant cela. Adresser des accusations avant que l'enquête ne soit close relève de conjectures. L'identification effective du coupable s'établira d'elle-même au terme de l'enquête, et à ce moment-là, il faudra constituer un tribunal international qui rendra officiellement son verdict. Voilà ce que devrait être la démarche fondamentale. Mais, parallèlement à cela, force est d'adresser effectivement l'accusation à la Syrie en ce sens que c'est elle qui a créé les conditions et le climat politiques dans lesquels ont été commis tous ces actes, à commencer par l'acharnement de la direction syrienne à exercer une tutelle sur le Liban d'une manière qui n'a pas son pareil ailleurs, et son entêtement à ne pas vouloir reconnaître officiellement au Liban la qualité d'Etat indépendant et souverain. Ajoutez à cela que l'obstination de la Syrie à prolonger le mandat du président de la République (Emile Lahoud, ndlr) qui est le chef d'Etat le plus incompétent de toute l'histoire du Liban et le moins respectueux des règles constitutionnelles, cet entêtement donc et ce qui l'a suivi nous amènent à conclure que la Syrie est le principal responsable de tout ce qui s'est passé, d'autant plus que le crime a été commis à un moment où la Syrie avait les pleins pouvoirs au Liban et disposait du pays à sa convenance sur tous les plans. Si l'attentat avait été perpétré par Israël, les Etats-Unis ou un diable parmi les diables, il n'empêche que la responsabilité incombe à la Syrie d'une façon absolue. Et ceci n'a rien à voir avec l'identification de l'assassin proprement dit. Encore une fois, il appartient à l'enquête de le démasquer. Est-ce à dire que vous établissez une séparation entre la responsabilité politique et la responsabilité “pénale” dans cette affaire ? Dans le fond, la responsabilité est avant tout politique. Et peut-être que l'enquête va prouver que la responsabilité pénale est un prolongement de cette responsabilité politique. L'insistance des forces politiques libanaises à pointer du doigt la Syrie est tout à fait fondée. La persistance de la direction syrienne à s'immiscer dans les affaires intérieures du Liban d'une façon directe ou indirecte à travers ses alliés déclarés ou dissimulés entre formations politiques et appareils de renseignement, toute cette situation fait que l'accusation soit naturellement adressée à la Syrie, pas seulement au titre de la responsabilité politique mais aussi de la responsabilité pénale. Voyez-vous un lien dans la série des assassinats qui ont ébranlé le Liban, de Rafic Hariri à Gebrane Tuéni en passant par Samir Kassir, George Hawi… ? Comme je viens de le dire, le climat politique créé par la tutelle syrienne en fait le premier suspect, à plus forte raison lorsque les assassinats n'ont ciblé que les adversaires de la Syrie. Pourquoi n'ont-ils pas touché d'autres ? Si, par exemple, c'était Israël qui était derrière le coup, elle aurait pu opérer des liquidations physiques d'une façon aléatoire au lieu de cibler exclusivement les opposants anti-syriens. Mais comme les assassinats se sont focalisés précisément sur des personnes hostiles au régime syrien, il est tout à fait naturel d'adresser l'accusation à la Syrie. Nous ajouterions à cela deux faits importants : le premier, ce sont les menaces directes proférées par le président Bachar Al Assad contre Rafic Hariri avant la prolongation du mandat de Lahoud et après. Le deuxième réside dans le fait que la direction syrienne a montré des signes d'hésitation au lieu de coopérer avec la Commission d'enquête internationale, ce qui indique qu'elle ne veut pas que la vérité soit faite sur ces crimes. Ma crainte suprême est que cet excès d'arrogance affichée par la direction syrienne ainsi que ses alliés au Liban nous entraîne vers une intervention étrangère comme cela est arrivé en Irak. Et ceci, nous ne le souhaitons sous aucune forme ! Nous avons bien vu comment l'arrogance de Saddam Hussein et son obstination à se cramponner au pouvoir et à défier la communauté internationale ont provoqué le crime de l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis. La suffisance du régime syrien et son acharnement à s'ingérer dans les affaires du Liban et à ne pas vouloir délimiter les frontières, particulièrement autour des fermes de Chabaa, et son opiniâtreté dans la défiance de la communauté internationale, toute cette politique, je le crains fort, est de nature à provoquer une intervention étrangère dans la région, que ce soit sous forme de sanctions dont le peuple syrien seul paiera le prix et non le régime syrien, ou carrément sous forme d'intervention militaire, ce qui est le danger suprême à tout point de vue. Vous n'écartez pas l'éventualité d'une intervention militaire dans la région ? J'en ai bien peur, en effet. Nous avons affaire à un pouvoir répressif qui opprime son peuple, qui s'immisce d'une façon flagrante dans les affaires d'un autre pays, lui dont une partie du territoire est occupée, et qui persiste dans ses errements au point de vouloir provoquer une ingérence étrangère. Sur quoi parie le régime syrien ? Sur le patriotisme du peuple syrien ? On a vu ce qui s'est produit en Irak. Cette amère expérience ne suffit-elle donc pas pour en tirer toutes les leçons ? Le 14 mars 2005, il y a eu la fameuse “Intifadate l'istiqlal”, l'insurrection de l'Indépendance. Qu'est devenu le “réservoir populaire” qui avait alimenté ces manifestations ? Il semblerait qu'il y ait comme une rupture entre l'élite politique qui a dirigé ce mouvement et le peuple… A mon sens, le Mouvement du 14 mars est très important. Et c'est un mouvement spontané qui portait en lui les germes d'une évolution importante dans l'avenir. Quand ces manifestations se sont déclenchées, elles n'étaient pas complètement conscientes. Elles étaient l'expression naturelle d'une réaction spontanée. Raison pour laquelle elles ne pouvaient se poursuivre avec la même intensité. Le fait est que ses leaders sont tous issus de la vieille classe politique. Et je ne pense pas qu'il y ait parmi cette classe politique des gens qui veuillent que ce mouvement continue avec la même force : cela risquait de produire un changement réel. Je dis cela sans diminuer du rôle prépondérant de cette élite politique dans le lancement de ce mouvement. En l'occurrence, il convient de souligner que la loi électorale, qui reste fondamentalement confessionnelle et réactionnaire, a porté un coup dur au Mouvement du 14 mars comme l'ont prouvé les élections qui se sont déroulées deux mois plus tard. Je pense que nous nous trouvons face à un processus, si lent soit-il, de réhabilitation de ce mouvement qui est une étape fondamentale et fondatrice pour la prochaine étape. Et, en définitive, nous pouvons avancer que nous sommes aujourd'hui, au Liban, dans une période de transition caractérisée par une lutte sur plusieurs fronts pour donner un sens à ce mouvement. Cette lutte oppose d'un côté les jeunes qui aspirent à s'affranchir du poids du confessionnalisme afin de faire de cette indépendance, une indépendance réelle, et de l'Etat, un Etat démocratique laïc, et de l'autre, des segments du peuple libanais attachés à leurs communautés et à des forces politiques qui ont tout intérêt à ce que le système communautaire perdure. Et ces segments de la société qui ont perdu toute autonomie et toute conscience ont permis à ces forces politiques de retarder toute progression dans le sens de l'indépendance, de la démocratie et de l'émancipation par rapport à la tutelle syrienne. Le plus inquiétant là-dedans est que les forces politiques qui réclament la fin du système communautaire demeurent faibles. Malgré cela, je reste personnellement optimiste. L'issue de cette confrontation entre ces deux camps sera nécessairement au profit de l'édification d'un nouveau Liban, avec une démocratie réelle. Et lorsque cela se réalisera, les forces religieuses vont s'adapter d'elles mêmes – y compris le Hezbollah – avec cette nouvelle réalité. Une équation politique stipule qu'il ne saurait y avoir de véritable changement au Liban sans un changement structurel au sein du régime syrien. Qu'en pensez-vous ? Je ne suis pas d'accord. Cette thèse revêt deux aspects pernicieux. Le premier a trait à l'attitude syrienne qui veut à tout prix démontrer que les Libanais ne sont pas capables de se gouverner par eux-mêmes, reposant en cela sur les différences et les divisions communautaires, lesquelles divisions ont atteint leur paroxysme, faut-il le préciser, sous la présence syrienne qui n'a fait que les attiser. La Syrie veut ainsi faire accroire qu'il n'existe pas d'entité libanaise réelle, ce que dément l'Histoire, tant ancienne que contemporaine. Autant la guerre civile a fait prendre conscience du danger que représentaient les divisions confessionnelles, autant elle a mis en évidence, à contrario, la capacité des Libanais à dépasser leurs divergences et revenir à une vie normale et à des rapports normaux entre eux, et à réintégrer leurs traditions démocratiques qui sont uniques dans toute la région. Je ne souhaite à aucun pays arabe de subir ce que nous avons subi durant la guerre civile, mais je puis affirmer qu'aucun pays arabe ne serait sorti uni suite à une telle épreuve comme les Libanais l'ont fait d'une façon prodigieuse. L'autre aspect qui me paraît grave réside dans l'assertion selon laquelle si le Liban veut un changement réel, il doit contribuer à renverser le régime en Syrie. Et ceci est une erreur. Le changement de régime en Syrie est une affaire qui regarde exclusivement les Syriens. Si l'enquête venait à établir la responsabilité directe de Bachar Al Assad dans l'assassinat de Hariri, comme l'a laissé entendre Khaddam, pensez-vous que le président syrien pourrait être traduit devant une juridiction internationale, le TPI, par exemple ? Si l'enquête venait à prouver qu'il est complice dans ce crime, il devra assumer ses responsabilités. Le dernier mot reviendrait au tribunal pénal international. Mais concrètement, les Etats-Unis pourraient-ils, à votre avis, faire subir à Bachar Al Assad le même sort que Saddam Hussein ? Pourquoi insister sur les Etats-Unis ? Ce sont les Nations unies qui mènent le jeu. Les Etats-Unis ont conquis l'Irak sans demander l'avis de personne. Dans le cas libanais, la situation est différente. Il existe une communauté internationale et un Conseil de sécurité composé de 15 membres et l'Amérique n'est qu'un membre parmi d'autres. C'est la communauté internationale et particulièrement le Conseil de sécurité qui vont décider s'il faut juger Bachar Al Assad ou pas, et non pas l'Amérique. Et ceci est très édifiant à mon sens. Nous nous trouvons aujourd'hui devant un cas d'école : la question libanaise a créé une situation inédite, avec un rôle relativement différent pour l'ONU. Il est le signe d'un retour de l'ONU sur la scène du monde avec plus d'autorité et d'indépendance par rapport aux positions américaines. Nous devons donc nous conduire avec un esprit responsable dans le respect de la légalité internationale en veillant à consolider cette position davantage et en souhaitant que les choses évoluent vers le meilleur à l'avenir. M. B.