Si l'écrivain martyr Ahmed Réda Houhou revenait cette semaine ou cette année du cinquantenaire de l'indépendance nationale, nul doute qu'il aurait du grain à moudre sur l'état de la société algérienne en actualisant son «Hiwar maa himar El Hakim» (Dialogue avec l'âne du philosophe égyptien Tewfiq El Hakim, édité en 1953), mais également et probablement il reconsidérerait le titre de cette œuvre en l'ajustant à «l'Ane d'Or» de son ancêtre Apulée qui a fondé et fécondé le roman universel. Car il faut rendre à la Numidie-Algérie ce qui était censé appartenir à César, et remettre toutes les pendules de l'histoire à l'heure en se réappropriant et en réordonnant les segments de son patrimoine culturel et civilisationnel. Oui, le jeune Algérien est en droit de savoir que le premier romancier à l'échelle universelle est un enfant de son pays, l'encyclopédiste Lucius Apuléius Thésus dit Apulée, comme il doit apprendre également que celui qui a ouvert mondialement le chemin du registre autobiographique, avec «les Confessions», est son ancêtre saint Augustin, passé à la postérité comme sommité de la chrétienté. Un peu plus de deux siècles après la disparition de saint Augustin, l'Algérie intègre, à la faveur de la réception du message coranique, l'aire civilisationnelle arabo-musulmane. Sa littérature, à l'image de sa culture, s'arrime à cet ensemble (Oumma) dont la partie maghrébine, tout en restant ouverte aux influences du Machrek et de l'Andalousie arabe, s'autonomisera progressivement à partir du XIXe siècle avec la succession de grandes dynasties (hammadite, almoravide, abdalwadide) et l'éclosion de capitales intellectuelles régionales florissantes comme Béjaïa, Tlemcen, Fès et Kaïrouan qui favoriseront le développement des connaissances et l'émergence de penseurs et écrivains de grande lignée à l'image de Ibn Tofeil, Ibn Rachiq ou Abderrahmane Ibn Khaldoun. Après la disparition de ce dernier, des spécialistes ont parlé de déclin intellectuel et littéraire du Maghreb en omettant de préciser que cette dépréciation a touché la production en langue classique et vu, en compensation, l'affirmation et l'essor de la littérature en arabe populaire (maghribi ou melhoun) portée par une noria de poètes ayant repris vaillamment le flambeau de la création tels Ben M'saib, Ben Sahla, Ben Triki, Ben Khlouf, Ben Guenoun, Si M'hand (en tamazigh)... La colonisation a liquidé une partie considérable de l'élite algérienne Ces chantres, en sertissant leurs rubis poétiques dans des écrins musicaux, ont planté de manière pérenne leurs chapiteaux dans la mémoire collective, en Algérie comme à travers l'ensemble du Maghreb. La guerre de conquête coloniale a eu «pour effet désastreux de liquider une partie considérable de l'élite algérienne», et ce qui restera de cette dernière enfantera une nouvelle intelligentsia militante croisant le fer pour faire échec à l'œuvre de dépersonnalisation programmée par l'occupant, relevait le sociologue Mostefa Lacheraf, en ajoutant : «Les écrits musardant entre poésie politique et pamphlet étaient produits par des hommes qui se réclamaient avant tout d'un mouvement de réformisme religieux souvent éloigné de la littérature pour elle-même en tant qu'esthétique». Cette optique artistique ne sera assumée qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec l'émergence d'auteurs d'expression française «entrés» en écriture comme d'autres entrent en religion. «Toutes les forces de création de nos écrivains mises au service de leurs frères opprimés, feront de la culture et des œuvres qu'ils publieront autant d'armes de combat qui serviront à conquérir la liberté», soulignait Mohamed Dib en 1950, et cette profession de foi ciblait la mission première attendue de tout producteur ou acteur culturel algérien face au défi colonial: témoigner pour se libérer et contribuer à la libération des siens. Les œuvres de Feraoun, Kateb Yacine, Mameri, Dib, Djebar Assia, Haddad Malek, Bourboune et de tant d'autres, chantent encore dans les mémoires et balisent le champ de la littérature romanesque algérienne après le point de non-retour du 8 mai 1945 et le round ultime de Novembre 1954 annonciateur de la délivrance de l'imposture coloniale. Avec la libération du pays se mettent en mouvement, à côté de pionniers amorçant une nouvelle phase d'écriture (Dib, Kateb), de jeunes écrivains qui, tels Rachid Boudjedra et Tahar Ouettar, décrètent que le combat se situe désormais à l'intérieur du corps social et de soi-même et que «le linge sale de la famille se lavera à ciel ouvert». La littérature amazighe creuse également sans complexe ses sillons Cette prise de parole incisive va s'exprimer sur un double clavier linguistique, en signant, notamment, l'émergence du roman en langue arabe à partir des années 1970. Si la nouvelle en langue nationale s'offre en visibilité au début des années 1950 grâce à Réda Houhou avant d'être arpentée de manière graduellement soutenue dans les étapes suivantes par de nombreux auteurs en générations successives (Rekibi, Ounissi, Doudou, Mouni, Bellahcen, Sayah, Menour, Bouchefiret), c'est Abdelhamid Benhadouga, avec «le Vent du Sud» (1972), qui ouvre le bal du roman en arabe accompagné dans la foulée par Tahar Ouettar («l'As», 1974) et Merzak Bagtache («Les Oiseaux en plein midi», 1975), jouant le rôle d'éclaireurs pour une génération aussi talentueuse que décomplexée, alignant des plumes comme Mohamed Sari, Amine Zaoui, Wacini Laaredj, Ahlam Mostghanemi, Djilali Khellas. Ce dernier, ancien directeur des ex-éditions de l'Enal, estime que la littérature algérienne de langue arabe, en pleine ascension avec une nouvelle fournée d'écrivains gagnant une place au soleil (Mefti, Foughali, Boutadjine, Benmansour Abdelwahab, Layachi, Salah Yasmina et Dik Zahraà), «se hisse au niveau de la production littéraire du Machrek, voire de la production universelle moderne à laquelle elle emprunte largement sur le plan des formes et des techniques». Ce qui paraît sûr est que cette composante de la littérature algérienne d'expression arabe -- une autre en tamazigh creuse également sans complexe ses sillons -- a fait un grand pas pour tendre graduellement, sur le double plan thématique et esthétique, vers une homogénéisation par le haut avec sa consœur de graphie française. Cette dernière, dont certains spécialistes avaient prédit un «tarissement inéluctable» (Abdelkébir Khatibi), continue à goudronner sa voie avec la mise sur orbite de nouveaux écrivains, continuateurs de leurs aînés disparus de mort naturelle ou violente (Feraoun, Haddad, Mameri, Djaout, Mimouni, Belamri, Aba, Dib, Kateb) mais dont les œuvres écrites à hauteur d'hommes continueront à parler profondément à leurs semblables. Ayant franchi pour une bonne partie d'entre eux le cadre national de la notoriété (Malika Mokaddem, Benmansour Latifa, Tengour, Kacimi, Allel Malika, Metref, Magani, Djemai, Benmalek, Bey Maissa, Mouleshoul dit Yasmina Khadra), ou surfant pour d'autres sur des opportunités littéraires (organisations de concours) pour franchir l'antichambre qui prépare les horizons de la reconnaissance (Hamoutène Leila, Daoud, Ayoub, Benachour), ces nouveaux passeurs d'humanité singulière, déployés sur le sol natal ou en terre de migration, racontent des espaces intérieurs et extérieurs qui vacillent, où êtres et sociétés télescopés par des idéologies semeuses de souffrances, de haine et de mort vivent dans un état de sismicité permanent et angoissant, sans se départir néanmoins d'un brin d'espoir chevillé au corps.