À Rome, les librairies ont été autorisées à rouvrir leurs portes. Une joie pour les lecteurs, mais le secteur aura du mal à se remettre de la crise. Lundi matin, après un mois et demi de confinement total, la via del Governo vecchio, dans le centre historique de Rome, semblait doucement reprendre vie. Vers 10 heures, au n°80, un magasin dédié à la littérature anglophone ouvre à nouveau ses portes, postant à l'entrée un grand panneau «Otherwise est de retour». Au même moment, juste en face, au n°82, la librairie Altroquando lui emboîte le pas. «C'est un signal qui marque le début de la reprise», glisse l'un des premiers clients, un sac de livres sous le bras et le sourire aux lèvres. Aux côtés des papeteries, des boutiques de vêtements pour enfants ou encore des cabinets d'architecte, les librairies italiennes ont été choisies par le président du Conseil Giuseppe Conte pour ouvrir la marche du déconfinement. Le feu vert officiel a été donné pour le 14 avril, mais, une fois de plus durant cette crise sanitaire, l'Italie avance en ordre dispersé. En effet, plusieurs régions (notamment dans le Nord, plus durement touché par la pandémie) ont préféré jouer la prudence et retarder les retrouvailles des administrés avec leurs libraires. «La Lombardie est encore en pleine urgence Covid-19, les chiffres des contagions parlent d'eux-mêmes. Pour nous, ce ne sont pas des chiffres, mais des vies à préserver, une par une «, rappelait ainsi l'équipe de la librairie milanaise Cultora pour justifier sa fermeture. Dans la région de Rome, où la vague du coronavirus est relativement contenue, la réouverture était, elle, annoncée pour ce lundi 20 avril. Une semaine de rab' laissée aux autorités et aux commerçants pour organiser de concert la reprise. «De quoi nous permettre de reprendre en toute sécurité», affirme Alessandro Alessandroni, propriétaire de la librairie Altroquando. Désormais, pour entrer dans les boutiques de livres, il faut montrer patte blanche : masque et gants obligatoires, y compris pour le personnel. «Concernant les locaux de moins de 40 mètres carrés, c'est un client à la fois et deux employés maximum», explique le patron des lieux. Dans l'arrière-boutique, une sortie spéciale a été pensée pour les coursiers, vu qu'en cette période de crise, bon nombre de librairies se sont converties à la livraison à domicile. «C'était fondamental de pouvoir retourner à la librairie» Les règles sont un peu plus strictes que dans les autres commerces actuellement ouverts, reconnaît Alessandro Alessandroni, «parce que le livre est un produit très particulier que l'on prend entre ses mains, ce qui justifie ce niveau d'attention». Mais, le temps de quelques minutes fugaces, le client retrouve à nouveau le plaisir oublié de flâner. «C'était fondamental de pouvoir retourner à la librairie», soutient un père du quartier venu, malgré la pluie, se ravitailler en livres pour sa fille de 8 ans. Mais chez les professionnels du secteur, cette réouverture anticipée n'a pas fait l'unanimité. Dans une lettre ouverte, un groupe de libraires, LED (Librai Editori Distribuzione), s'est réjoui de «cette attention soudaine» pour leur travail, mais a souhaité soulever plusieurs interrogations. «Est-ce que l'achat d'un livre sera une justification valable pour sortir, exactement comme aller au supermarché ?» demandent-ils. Le doute s'installe également concernant les aides financières promises aux commerçants impactés par la crise : «Quelles certitudes avons-nous que ces mesures seront maintenues même après la réouverture symbolique ?» s'inquiètent les commerçants. «Ce n'est pas un geste symbolique, mais la reconnaissance que le livre est aussi un bien essentiel», a affirmé dans un tweet le ministre de la Culture Dario Franceschini. «Je me permets de rappeler qu'en réalité nous sommes des entreprises, en chair et en os, faites de personnes qui travaillent», rappelle pour sa part le président de l'Association des libraires italiens (ALI), Paolo Ambrosini. Des entreprises qui œuvrent même directement à la reprise de l'activité économique italienne, poursuit ce libraire de Vérone. «Vérifier si les critères sanitaires sont gérables dans nos magasins peut également permettre à d'autres secteurs commerciaux de rouvrir par la suite. Nous faisons un peu une sorte de test pour les autres», souligne Paolo Ambrosini. Un secteur déjà affaibli avant le coronavirus Pour les libraires indépendants, peut-être davantage que pour d'autres commerçants, le temps presse. Le secteur est à genoux et le paysage des librairies indépendantes de la Péninsule se dépouille : selon les données de l'ALI, plus de 2 300 ont dû fermer, rien qu'entre 2012 et 2017, incapables de faire face à la concurrence d'Amazon et du e-commerce en ligne, qui représentent aujourd'hui un livre sur quatre vendu en Italie (un mode d'achat en progression de 700% en dix ans). La crise du Covid-19 et le ralentissement de l'économie transalpine n'augurent rien de bon. À elle seule, la facture pour le mois de confinement représenterait une baisse des recettes de 25 millions d'euros pour les libraires. Chez l'Altroquando, difficile pour l'heure de chiffrer les dommages. «Mais ils seront élevés», se désole déjà Alessandro Alessandroni. Comme nombre de ses collègues en Italie, ce commerçant romain comptait également sur les «à-côtés» du livre pour faire tourner sa boutique : événements culturels, présentations d'auteurs, concerts organisés chaque semaine dans le sous-sol aménagé de sa boutique. «Et toute cette partie a déjà été abandonnée et pourrait ne pas reprendre avant plus d'un an», présage-t-il. Le libraire en est certain : «Il y aura des collègues qui ne se remettront pas de ce coup-là.»