À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu'entraîna l'acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu'île de Sidi Fredj, amenant ainsi l'Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance... L'avenir, dit l'auteur de «Lettre à René» en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n'a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes. «Trois jours de violence inouïe», écrivait Béatrice Vallaeys, et d'affirmer : «Dans la foulée du 17, la police se déchaînera sur tout ce qui ressemble à un Algérien». Ce papier ne laissa aucun Français, ayant un minimum de bon sens et de respect pour autrui, dans l'indifférence, surtout les progressistes qui allaient réagir, spontanément, pour stigmatiser ces procédés affreux et inhumains. Elle écrivait, des années après, avec autant de courage que de dégoût : «Le nombre de morts nord-africains augmente soudain de manière significative : la plupart, qu'on découvre tantôt flottant dans la Seine, tantôt cachés dans des sous-bois, figurent au registre des non identifiés car les cadavres ont été délestés de leurs papiers d'identité. Les forces de l'ordre vont se lancer dans une chasse à l'homme, réduite au seul critère du faciès. Tout ce qui ressemble à un Algérien est appréhendé, sans ménagement, par des policiers survoltés. Les raflés sont si nombreux, environ 10.000, qu'on réquisitionne autobus et chauffeurs de la RATP pour les conduire dans divers centres de rétention. D'autres sont tués dans les rues de Paris ou de Nanterre, ou jetés à la Seine, parfois en plein cœur de la capitale puisque certains sont balancés du pont St-Michel, devant le Palais de justice, tout près de la préfecture... Une répression à chaud qui sortait manifestement du cadre classique d'un maintien de l'ordre et qui continuera à s'exercer à froid jusqu'au 20 octobre, à l'abri des regards, dans les centres d'internement. Les témoignages sont nombreux qui décrivent la violence inouïe employée contre des milliers d'Algériens, parqués, battus, parfois à mort et dont on ne peut toujours pas, quarante ans après, recenser le nombre de victimes». Le 17 octobre à Paris, ou plutôt ce crime que les pouvoirs publics français s'évertuent depuis tant d'années à dissimuler, est toujours là, dans nos mémoires pour nous rappeler de ce qu'écrivait Charles Sylvestre : «De tous les crimes de la guerre d'Algérie, dont il est difficile d'établir l'échelle dans l'horreur, celui-là est certainement le plus honteux. Honteux par son bilan – deux cents Algériens assassinés par la police – mais peut-être plus encore par la honte qu'il constitua pour tout un pays. On ne tuait pas comme à l'ordinaire, là-bas, dans les mechtas, on ne torturait pas dans les caves d'Alger, on tuait ici, dans la Ville lumière, sous les yeux des Français». Et la torture, ce «moyen judiciaire convaincant» pour arracher des «vérités» de la bouche d'innocentes victimes, devrions-nous l'oublier également ? Absolument pas, René, même si les tiens essayent, tout en reconnaissant ce point noir dans votre Histoire, de ne pas trop en parler. Mais voilà, l'œil de Caen est toujours là ! Des documents existent et les langues se délient. En avril 1961, les autorités françaises saisissent, dès sa parution aux Editions de Minuit, le livre «Les égorgeurs» de Benoist Rey, l'appelé du contingent, un livre qui décrit sans équivoques : «Le quotidien de meurtres, de viols, de pillages, d'incendies, de destructions, de tortures, de sadisme et d'imbécillité… d'une armée composée d'engagés et d'appelés». Ainsi, comme ce fut le cas pour d'autres témoignages exprimés, et qui n'ont pas été bien accueillis, ce livre a alors été censuré. Mais, Benoist Rey dénonce et persiste en affirmant, malgré cette sentence éhontée : «La torture est en Algérie un moyen de répression usuel, systématique, officiel et massif». Ensuite, il va plus loin, dans les détails : «Les prisonniers ont les mains liées dans le dos. Le caporal-chef «B.» prend le premier, l'assomme d'un coup de bâton et l'égorge. Il en fait de même avec le deuxième. Le troisième, qui doit avoir dix-huit ans à peine, a compris. Au lieu d'essayer de se défendre, il tend la gorge au bourreau, lequel n'hésite pas et l'égorge avec la même sauvagerie. On met ensuite sur chaque corps à la gorge béante, où déjà sont les mouches, un écriteau : tel est le sort réservé aux rebelles». Les langues se délient, bien sûr, et ce qui était tabou hier, devient un sujet de thèse aujourd'hui. Un débat sur la violence d'Etat au CNRS, nous donne cette information sur la torture pendant la guerre d'Algérie où Raphaelle Branche constate que : «La reconnaissance officielle de la guerre en Algérie n'a pas conduit à une modification du discours officiel sur la pratique de la torture pendant cette guerre. Alors qu'elle fut utilisée au sein d'un système de répression dont elle constituait un élément central, elle est toujours rapportée à des dérives d'éléments minoritaires ! Ceci dit, indépendamment du discours des plus hautes autorités de l'Etat, il me semble que la reconnaissance de cette pratique et de sa place dans la guerre est de plus en plus nette dans l'opinion publique, surtout depuis qu'un débat public a eu lieu sur cette question en 2000 et 2001.» Oui, la torture fut institutionnalisée par les généraux Massu, Bigeard et autres Challe et Godard. Paris ne disait mot. Pour elle, le corps expéditionnaire faisait son travail, un bon travail de soldat et de pacification, en Algérie. Les autres ? Qui les autres ? Les intellectuels français, les Jean-Paul Sartre, André Malraux, Martin du Gard, François Mauriac, Germaine Tillon, le général Paris de Bollardière, pour ne citer que ceux-là, qui avaient condamné avec une extrême indignation cette pratique odieuse que ni la morale, ni le respect de l'homme ne peuvent accepter ? Parmi ceux-là, prenant l'exemple de Sartre qui tentait d'alerter l'opinion face à l'inhumanité de l'usage de la torture. N'écrivait-il pas, en bonnes lettres, en préfaçant le livre de Frantz Fanon, «Les Damnés de la terre», publié par Maspero, à Paris, en 1961 : «La France, autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d'une névrose» ? Alors, ces intellectuels, n'étaient-ils pas, aux yeux de l'Etat français, des «existentialistes» excités ou bien des traîtres patentés, comme ces porteurs de valises qui ont aidé les «fellagas», les «terroristes» et les «hors-la-loi», ces bandits du FLN ? Peut-être, leur répondaient d'autres Français de souche, mais Jules Roy, bien connu dans les milieux médiatiques et politiques, avait bien publié son fameux livre sur la torture : «J'accuse le général Massu» ? Et cet autre, Henri Marrou, professeur à la Sorbonne, n'écrivait-il pas dans «Le Monde» du 5 avril 1956 : «Passant à la torture, je ne puis éviter de parler de Gestapo. Partout en Algérie, la chose n'est niée par personne, ont été installés de véritables laboratoires de torture, avec baignoire électrique et tout ce qu'il faut, et cela est une honte pour le pays de la Révolution française et de l'affaire Dreyfus. Je ne puis sans frémir penser au jour où je fus chargé de représenter le gouvernement de la République à une exposition organisée par l'Unesco, en l'honneur de la Déclaration des droits de l'homme. Il y avait là tout un panneau consacré à l'abolition, et non, ô hypocrisie, au renouveau de la torture judiciaire ! ». Oui, la torture, doit être reconnue comme un crime d'Etat, et «les jeunes générations doivent savoir que la France a failli» ! disait Giselle Halimi, cette avocate de Djamila Bou-pacha, qui a été parmi les douze signataires pour la condamnation de la torture durant la guerre d'Algérie. Et à la question pourquoi avez-vous décidé de signer cet appel, l'avocate répond, convaincue : « (...) J'ai décidé d'être avocate parce que je pensais que le combat pour défendre l'humilié et l'offensé contre l'injustice et l'oppression allait dans le droit fil de ce qu'était cette République française. Et cela a été une véritable fracture pour moi – je dirais intérieure, à la fois subjective, affective et intellectuelle – que de devoir considérer qu'au nom du peuple français on pouvait ériger la torture en système d'Etat. C'est la raison pour laquelle – me remémorant toute cette époque – j'ai pensé que cet appel était absolument nécessaire, non pas comme le disent certains, pour geindre ou pour se transformer en pénitents, mais parce qu'il faut donner à cette page noire de notre histoire – la guerre d'Algérie et, en particulier, la pratique de la torture – sa juste place, qui est, hélas, politique. Dire le contraire reviendrait à accepter l'idée que la torture en Algérie était, au fond, quelque chose d'inorganisé, qu'elle était le seul fait des militaires (et encore, de quelques uns !) et qu'elle n'aurait été, finalement, qu'un phénomène de peu d'envergure». Ainsi, si pour l'armée française, la torture était «une arme politique», pour Raphaëlle Branche, déjà citée, agrégée d'Histoire et professeur à la faculté de Reims, qui a pu accéder à une somme considérable d'archives jusqu'ici inexplorées, la torture a été, dès 1954, une entreprise «totalisante» visant à détruire toute résistance de la population algérienne. En effet, la France d'alors, «fière de ses principes», – et quels principes ! –, se proclamant flambeau de la liberté [...], mais dont la conduite reste si profondément équivoque et comme engluée dans ses propres contradictions, comme le soutenait Yvonne Turin, Professeur émérite à l'université «Lumière Lyon 2», n'a pas démérité dans cette entreprise qui ne peut la valoriser..., nullement. René, mon ami, Oui, la torture a été une «entreprise». Et, pour confirmer cette assertion, je vais te démontrer par des preuves irréfutables, en une somme de témoignages, l'usage de cette pratique de manière systématique par l'armée française et qui nous revient aujourd'hui, dans un déferlement médiatique, pour hanter nos mémoires et investir le champ politique. Tout d'abord, faisons parler quelqu'un de sensé, un de vos journalistes chroniqueurs, Pierre Georges, qui affirmait dans «Le Monde» du 5 mai 2001, relatant les mémoires et récits d'Algérie du général Aussaresses : «Ces extraits n'étaient pas tout le livre. Mais tout le livre, disent ceux qui l'ont lu, est conforme à ces extraits. Un récit minutieux, détaillé, effrayant, des abominations commises au nom de la guerre. Un insupportable récit donc, écrit en lettres de sang et d'autant plus insupportable que précis, sans haine ni remords, presque jubilatoire, de cette jubilation du devoir de terreur et de tortures accompli... Et c'est bien ici, justement, au-delà de ce récit qu'il faut prendre ce livre pour ce qu'il est : une sorte de témoignage à charge du bourreau contre son propre pays, sa propre armée, son propre gouvernement de l'époque. Crimes de guerre, crimes contre l'Humanité ? Ce n'est à nous d'en décider. Crimes d'un homme qui dit l'indicible, parce qu'il commit l'indicible. Au nom d'un pays officiel indiciblement coupable de l'avoir voulu, su et tu». (A suivre)