Aussi, cette aide providentielle de Zohra est une chance à saisir. Dès le lever du jour, Zohra, la femme disciplinée et rodée, s'acquitte des différentes tâches domestiques et interminables : petit-déjeuner, rangements, repas, vaisselles, toute une panoplie de travaux, parfois fastidieux, parce que répétés. Et c'est au cours d'une après-midi que Zohra allait connaître le pire cauchemar de sa vie. En effet, profitant de l'absence de sa mère, partie rendre visite à une proche, Zohra après avoir balayé la cour décide de la parfumer avec de la gomme de férule «bkhor» qui sentait bon. Son odeur emportée par cette légère brise se répandait chez les voisins et dans les alentours. C'était une habitude chez Zohra et ce geste immuable était connu de tous. Pendant que Zohra parcourt la cour, elle est prise d'un malaise, d'un mal de tête terrible qui l'oblige à s'accroupir. Pensant que ce moment allait se dissiper, Zohra décide de prendre un verre d'eau mais rien. Elle finit par perdre connaissance et s'effondre par terre. Rappelons que personne ne se trouve avec elle. A la tombée de la nuit, la mère de Zohra frappe à la porte mais se heurte à un silence abyssal. Elle a beau redoubler d'effort, rien. Intriguée, la mère fait appel à un voisin qui n'hésite pas à escalader le mur et découvre Zohra gisant à même le sol. Il s'assure qu'elle respire et finit par ouvrir la porte fermée par une targette. La mère, inquiète, s'affole et pousse des cris désemparés, hurlant de douleur. Les voisins ne tardent pas à affluer et installent Zohra dans une pièce. Il faut dire qu'elle pesait de tout son poids. Zineb, la mère, alerte un cousin qui se dépêche d'aller chercher un infirmier qui leur conseille de la conduire à l'hôpital sans tarder. Une fois admise aux urgences, elle est prise en charge par le médecin de garde qui ordonne qu'on lui fasse une injection. Gardée en observation à cause de son état stationnaire, sa mère décide de l'emmener à la maison. Personne ne pourrait se prononcer sur la situation de Zohra. Allongée, cette dernière remue de temps à autre les bras et donne des coups violents des pieds en poussant non pas des cris mais des grognements. Les rares personnes qui se trouvent encore là, à cette heure tardive de la nuit, plus de minuit, écarquillent les yeux en se regardant tout à tour puis le mot est balancé : Zohra est habitée par un démon «djinn». «Ce sont, là, des signes qui ne trompent pas», s'exclame une parente et le meilleur moyen de l'aide est de faire appel à un «taleb» ; ce guérisseur lui seul est capable de la sortir de cette impasse. Les débats se multiplient et on décide dès le lendemain de partir à la recherche du cet homme, ce personnage énigmatique et mystérieux capable du meilleur comme du pire. La mère décide de garder avec elle une parente et une voisine pour surveiller Zohra toute la nuit à tour de rôle. Ce rôle revenait de droit à la maman, qui, malgré le poids de l'âge, n'a pu fermer l'œil, sautant et attendant avec impatience les premières lueurs matinales. Il est un peu plus de 5 heures quand le coq du voisin lance son fameux cocorico. La mère se dépêche dans la préparation du petit-déjeuner car, ces jours-ci, le soleil se lève tôt : sept heures. Accompagnée de sa cousine, Zineb la mère part à la recherche du taleb. Elle prend le soin de confier sa fille à sa voisine. Déjà la veille, les langues se sont déliées et ont mis l'index sur l'adresse du taleb connu et réputé. Finalement, la mère parvient à le trouver et revient avec lui à la maison. A peine sur place, notre taleb prend la main de Zohra et commence à réciter des versets coraniques. Ne voyant aucun soulagement, il décide de pousser les choses un peu plus loin. Il plante son ongle sous l'ongle du pouce de Zohra en récitant des versets coraniques. Zohra se démène et pousse de petits cris, puis s'engage dans une interlocution dans une langue que personne ne comprend. Le taleb continue son manège et finit par obtenir de Zohra des aveux puis des promesses. Zohra change de voix et prend celle d'un homme qui explique que c'est un démon qui se trouvait à Laghouat et, attiré par cette fumée que dégage la gomme de férule, est arrivé tel l'éclair et l'a envoûtée ,comprenez «habitée», car notre démon a horreur du «bkhor» et Zohra en paie les frais. Le taleb obtient du «djin» des révélations surprenantes. Il ne sortira et ne quittera l'esprit et le corps de Zohra qu'à certaines conditions : l'égorgement d'un chevreau noir. Le taleb refuse. S'engage alors entre le deux un bras de fer surprenant. Après avoir psalmodié des versets coraniques et écrit des talismans qui furent brûlés. A chaque fois que les flammes engloutissent le papier, Zohra crie et s'adresse au taleb toujours dans une voix d'homme : «S'il te plaît, épargne-moi, je vais partir. Je ne veux plus qu'un coq.» Finalement, le coq est ramené et égorgé. Son sang soigneusement recueilli est passé sur le visage, les bras et les jambes de Zohra. Celle-ci ouvre difficilement les yeux, se lève, le taleb fait signe de ne pas la déranger, se dirige vers sa mère, la soulève telle une feuille et l'aplatit contre le sol. Le taleb refait le même scénario et réussit à chasser le démon. Cet exorciste a vaincu le «djin». Cette pratique vous paraît peut-être fétichiste et relève du charlatanisme et de l'obscurantisme mais cette histoire véridique a bel et bien eu lieu. Ne vous en méprenez pas. Alerte au mauvais œil Détrompez-vous, ce n'est point une légende ou une action uburesque et apathique. Ce phénomène existe et il est bien implanté chez nous. Il s'agit de la crainte du mauvais œil. Et pour lutter efficacement contre cette pratique à laquelle on manifeste sa pugnacité, certaines personnes ont recours à divers stratagèmes et ils sont nombreux, ceux qui mettent toutes leurs économies pour la construction de leur maison nous le diront. Un vieux pneu et, parfois, une vieille marmite accrochés à un pilier bien en apparence afin que chaque passant l'aperçoive et s'en rende compte. Quand les travaux sont achevés, le rituel de faire couler du sang est de rigueur et les convives se dépêchent de vider le contenant des offrandes. Même obstination et même engouement pour le bélier que l'on vient d'acheter pour la fête de l'Aïd ou l'acquisition d'un véhicule. Le quadrupède lui aussi n'échappe pas à la règle et voit sa tête badigeonnée de henné. Cette façon de faire s'est instaurée pratiquement dans toutes les familles algériennes et nous avons tous, à notre jeune âge, été témoins Beaucoup de pratiques qu'on ne comprenait pas mais qu'on acceptait à l'aide de récits, colportés devenus aujourd'hui électiques. Porter des vêtements neufs pour la première fois, oui, mais la bonne maman veillait à tout, un morceau d'alin (echeb) soignement prélevé est passé sept fois autour de la tête avant d'être jetée au fond d'un braser (majmer). Les braises feront le reste et la substance se gonfle pour former un cratère qui ressemble étrangement à un œil. «Oui, criera la maman, le mauvais œil est là.» Certaines personnes plus censées que d'autres se rabattent inéluctablement vers «les professionnelles du métier». (Suivra)