Wael Abbas, aimez-vous qu'on vous décrive comme le plus célèbre bloggueur égyptien ? Non, je ne suis qu'un simple bloggueur. Comment sont nés les premiers blogs en Egypte ? Quels étaient leurs contenus ? Ce n'étaient pas vraiment des « moudawanate » (blogs). C'étaient des sites de discussion. On était là à tchatcher et parler de choses triviales en draguant les filles. On parlait accessoirement de musique, de cinéma… Je restais connecté 24h sur 24. Cela coûtait la peau des fesses à mon père, un simple fonctionnaire à la retraite. Comment avez-vous eu l'idée de créer votre blog, « La conscience égyptienne » ? Laissez-moi vous raconter d'abord l'histoire du chat (prononcer tchatte). Je disais à mes potes pourquoi on n'exploite pas ce temps de discussion sur le net pour débattre de sujets importants. Pourquoi ne pas parler de la situation politique, des élections, de la place de la religion et autres sujets. J'ai commencé ensuite à écrire des articles. J'ai constitué un réseau d'amis, une mailing-list, et je leur envoyais ces articles ; ensuite, on débattait de ces sujets sur le net. Le cercle s'est agrandi et de plus en plus de gens prenaient part à ce débat. C'était la première forme du blog. Après, je me suis investi dans le blog politique. Peut-on connaître justement votre tendance politique ? Je ne suis affilié à aucun courant politique. Je milite humblement pour l'amélioration de la condition des Egyptiens. Qu'ils aient de bons salaires, de bons soins, une bonne scolarité, des routes, des transports, des services de qualité, qu'ils aient aussi la possibilité de s'exprimer librement sans courir le risque d'être arrêtés, torturés ou persécutés dans les commissariats, qu'ils aient le droit à une vraie participation politique. Y a-t-il une vraie liberté sur le net en Egypte ? On entend régulièrement parler de blogueurs arrêtés ou persécutés… Il n'existe pas de contrôle a priori sur les contenus. Ces pressions surviennent après parution. Cela dit, le pouvoir bloque parfois l'accès à certains sites. En Egypte, nous avons connu ça à un moment donné. Le site des Frères musulmans, par exemple, ou encore celui de l'opposition égyptienne en exil. Après, ils ont levé l'interdiction. Mais de temps en temps, ils bloquent des sites. Exemple : un jour, il y a eu un appel à une grève générale sur Facebook, et le jour même de la grève, ils ont bloqué l'accès à Facebook. Pourriez-vous nous parler un peu des circonstances de la création de La conscience égyptienne ? J'ai créé mon blog en 2004. Au début, j'ai voulu utiliser ce support comme un journal, mais j'ai découvert que c'est un outil bien meilleur, car il est plus libre et permet une grande interactivité. Qui plus est, cela permet d'utiliser le son, l'image et la vidéo. On peut envoyer de contenu par simple mobile. Ainsi, avec d'autres blogueurs, nous avons essayé d'apporter une alternative à la presse traditionnelle. Je vous donne un exemple : certaines chaînes satellitaires couvraient des manifs qui demandaient le changement en Egypte, mais elles ne diffusaient pas les images où les gens criaient : « Yaskout, yaskout Hosni Moubarak ! » (A bas Moubarak !), parce qu'ils pratiquent l'autocensure. Ils ne veulent pas se brouiller avec le régime égyptien. Mais sur les blogs, on diffusait ces séquences. Mieux : on traitait Moubarak de tous les noms d'oiseau avec une totale liberté. Du coup, les gens venaient vers nous, car on avait des contenus qui n'étaient diffusés nulle part. Cela s'est passé lors d'événements précis comme le référendum sur la présidence de la République. Tout ce qui a été diffusé dans la presse était pur mensonge. Nous, on a rendu compte, images à l'appui, de ce qui s'est passé lors de ce référendum : les agressions, les arrestations, les manipulations, la fraude, les supporters payés, le harcèlement sexuel contre des femmes activistes. Je me souviens que le nombre de visites à mon blog avait atteint 500 000 visiteurs en deux jours. Il n'y a pas un journal en Egypte qui tire à 500 000 exemplaires. Vous avez détourné une partie du lectorat de la presse traditionnelle… Certainement. Mais cela ne veut pas dire que l'on va se passer de la presse classique. Personnellement, j'essaie de pousser la presse à faire plus. Il y a eu par moments une certaine complémentarité entre les deux supports jusqu'au stade de la coopération. Par exemple, j'avais diffusé récemment une vidéo montrant des scènes de torture à Nadi El Kibir. Elles font état d'un type qui a été torturé et violé dans un commissariat. Le journal Al Fagr (indépendant) s'est emparé de l'affaire et a retrouvé la personne torturée ainsi que l'officier tortionnaire. Et c'est devenu une affaire publique qui a donné lieu à un procès. L'officier a été condamné à trois ans de prison. Ceci est un exemple de cette complémentarité érigée en coopération. En consultant votre blog, nous sommes effectivement frappés par certaines vidéos violentes montrant des scènes de sévice dans les commissariats. Comment obtenez-vous ces vidéos ? J'ai commencé à recevoir ce genre d'images depuis le début 2006 avec l'apparition du téléphone portable. Des personnes anonymes prennent ces images et me les envoient. Et je les diffuse sans formalité aucune. Tant qu'elles dénoncent une atteinte aux droits du citoyen, je les mets en ligne. Je diffuse tout et je n'ai pas peur. N'avez-vous jamais eu de problème après la diffusion de telles images ? J'ai eu beaucoup d'ennuis même. J'ai été convoqué plusieurs fois par la police pour répondre de contenus que j'ai diffusés. J'ai subi une campagne d'intimidation féroce de la part des autorités et même de la presse gouvernementale. Même un haut responsable du ministère de l'Intérieur est intervenu dans un talk-show pour m'insulter en prétendant que j'avais des antécédents judiciaires et que j'ai un riche palmarès criminel ! Ajoutez à cela d'autres campagnes de calomnies : on a dit que j'étais homo, que je m'étais converti au christianisme, toutes sortes de rumeurs qui montent le peuple contre toi. Je recevais également des menaces par téléphone, des menaces contre ma famille, des choses de ce genre. Pour revenir aux pressions exercées sur les blogueurs, y en a-t-il qui sont emprisonnés actuellement pour leurs activités sur le net ? Oui, dernièrement, un jugement a été rendu à l'encontre d'un blogueur du nom de Tamer Mabrouk, un gars de Port-Saïd, lui réclamant des dommages et intérêts d'une valeur de 40 000 livres égiptiennes (environ 480 000 DA). Son « tort » est d'avoir publié des photos d'une usine de produits chimiques jetant ses déchets toxiques dans un lac, le lac Manzala connu pour sa richesse en poissons si bien que beaucoup de pêcheurs en vivent. L'usine en question l'a attaqué en justice pour diffamation. Certains blogueurs sont aussi interdits de quitter le territoire national. C'est le cas de Abdel Mounim Mahmoud, un blogueur proche des Frères musulmans. Il devait m'accompagner au Maroc où je devais assister à un séminaire organisé par Sihem Bensedrine (journaliste et militante tunisienne des droits de l'homme, ndlr). Il faut également citer le cas du blogueur Mohamed Adel. Il est allé à Ghaza, a pris des photos là-bas. Sur l'une d'elles, il apparaît muni d'un kalachnikov. Du coup, ils lui ont collé l'étiquette de militant djihadiste. Il a été enlevé dans la rue et arrêté. Selon votre expérience, la cyber-action agit-elle efficacement sur le réel ? En Egypte, les blogueurs ont un pied dans le virtuel et l'autre dans le réel. En Occident, les blogueurs sont connus pour être des « résistants en pyjama ». Chez nous, c'est différent. Le blogueur égyptien descend dans la rue, manifeste, filme les manifestations et les diffuse sur son blog. C'est ainsi que nous avons activement soutenu le mouvement des magistrats et participé à toutes leurs manifestations et sit-in. Il nous a semblé que l'indépendance de la justice est fondamentale. On a donc fait un sit-in à Maydan Al Tahrir et on l'a occupé toute la nuit. Nos principales revendications sont l'indépendance de la justice et la liberté de la presse. Nous avons même scandé des slogans anti-Moubarak. Outre ce sit-in, qui est l'une de nos opérations les plus importantes, nous menons des actions « qualitatives » comme les manifestations surprises dans des quartiers populaires, des expos photos dans la rue, des spectacles de rue autour d'une pièce de théâtre ou d'un concert… Y a-t-il une connexion entre la blogosphère égyptienne et le mouvement Kifaya ? Ce sont nos blogs qui couvraient les actions de la mouvance Kifaya et la relayaient. Ce mouvement est le résultat d'une alliance entre personnes de différentes tendances politiques qui se sont entendues sur une idée consensuelle, à savoir que Gamal Moubarak est incompétent pour gouverner, qu'il faut abolir la tentation héréditaire du régime et qu'il ne faut pas prolonger le mandat du président. Kifaya menait des actions qui étaient hélas élitistes et c'est ce qui explique son échec. Il ne touche pas le citoyen lambda assis à ce café qui est plus préoccupé par le prix du thé, du sucre, du carburant, les cours particuliers, l'éducation, le transport, la santé, combien coûte le kilo de viande... Pour cette raison, est apparu un autre mouvement sous la férule de Kifaya baptisé Des jeunes pour le changement et j'ai pris part à sa création en appelant à ce qu'il soit indépendant de Kifaya. On organisait des manifs spontanées contre le chômage, contre l'augmentation du prix du pain, contre la torture. Le régime doit être viré. Nous vivons sous un « nizam battikhi » (régime « pastéquien »). Il faut que cela change. Quel est, en définitive, l'impact des blogs politiques sur la société égyptienne ? Je pense que les blogs ont fait ce que beaucoup d'organisations n'ont pas fait. La société civile en Egypte est molle, elle dort, elle est en partie corrompue. Le but c'est de la secouer. Aussi, les blogs agissent-ils comme un détonateur. Mais ils ne peuvent pas remplacer la presse, les partis politiques, la société civile. Que chacun fasse son travail. On parlait à un moment donné de « hizb facebook », de « hizb el internetia » (parti des internautes) et de « parti des blogueurs » et tout ceci n'a aucun sens. Certes, nous luttons pour élargir le champ de la liberté d'expression, mais il faut que les gens s'impliquent. La presse doit défendre la voix du peuple. Des gens nous apportaient des images après que que les télés aient refusé de les diffuser. Moi, je veux faire pression sur cette presse et ces télés pour qu'elles publient ces contenus, qu'elles n'aient pas peur. Pourquoi moi je n'ai pas peur ?