Une marée humaine s'est déversée hier sur les rues d'Alger, criant d'une seule voix «Non au 5e mandat !», «L'Algérie est une République, pas un royaume !». Ils ont marché durant des heures sans se soucier du dispositif de sécurité déployé dès la matinée, ni du vrombissement des hélicoptères qui survolaient la capitale. Alger a vécu une journée historique. Dès la mi-journée, des dizaines de jeunes hissaient l'emblème national et brandissaient des banderoles et des pancartes portant des slogans : «Non au 5e mandat», «Le peuple ne veut ni Bouteflika ni Said», «Libérez le pays de la bande», «Système dégage» «Ouyahia, l'Algérie n'est pas la Syrie». Les policiers dépêchés en très grand nombre dès la matinée tentent de les disperser pour libérer la chaussée, mais en vain. Les premiers tirs de lacrymogène se font entendre. La foule recule. Pas pour longtemps. Quelques minutes après, elle revient avec les mêmes slogans. Les policiers s'énervent. Ils chargent une seconde fois, sous les applaudissements des manifestants qui scandent : «Le peuple et les policiers khawa khawa (des frères).»Le climat commence à être tendu. Il est 13h passées. Au fur et à mesure d'importants groupes de jeunes rejoignent la place du 1er Mai, sous les coups de sifflets. Ils chantent en chœur : «Ya Bouteflika pas de 5e mandat, ramenez les brigades d'intervention et les forces spéciales.» La foule devient imposante. Elle franchit subitement le cordon de policiers et rejoint une autre foule qui était amassée de l'autre côté de la Place. La marée humaine s'ébranle vers le boulevard Hassiba Ben Bouali. Dépassés, les policiers se mettent des deux côtés dde la chaussée pour laisser les manifestants marcher. Femmes, enfants, jeunes et moins jeunes, côte à côte, criant haut et fort leur colère. A partir des balcons, des youyous se font entendre et des drapeaux sont étendus. Les habitants d'Alger ne sont pas restés en marge de cette grande manifestation. La troisième après celle du 22 février dernier, celle des étudiants le 26 février, et celle des citoyens le 24 février. «Je me sent concernée. C'est l'avenir de notre pays qui se joue aujourd'hui. Ces jeunes sont magnifiques. Je suis fière d'être algérienne», déclare Ourida, une quinquagénaire, médecin qui habite à Aïn Benian, à l'ouest de la capitale. Enveloppée d'un drapeau, qu'elle embrasse tout le temps, elle distribue aux manifestants des bouteilles de vinaigre qu'elle a ramenés dans son sac. La foule longe le boulevard Hassiba Ben Bouali, sous les youyous et les chants patriotiques, puis arrive à la Grande Poste, où une masse compacte de personnes chante en chœur : «Le peuple veut faire tomber le régime de la bande», «Ouyahia regarde comment les jeunes sont civilisés», «Les Algérois ne mangent pas du cachir» (en référence aux sandwichs servis à la Coupole aux partisans du 5e mandat). La jonction entre les deux marées humaines se fait sur fond d'acclamations. Des dizaines de milliers de citoyens prennent le chemin de l'avenue Pasteur, alors qu'une foule immense remonte le boulevard Didouche Mourad. Parallèlement, la marée humaine continue sa marche. Des bouteilles d'eau sont lancées des balcons aux manifestants. Entre les habitants et les jeunes en colère, une magnifique synergie s'est opérée. Mohamed est un non-voyant, l'emblème sur les épaules, la canne à la main, il se fraie un chemin. «Je suis venu de Zéralda. Je n'ai pas peur. Je voulais venir et être là pour mon pays. Je ne vois rien, mais ce que j'entends me donne la chair de poule», nous dit-il. Un peu plu loin, au milieu de la foule, Aïssa, sa femme et ses deux filles ne se soucient même pas de l'odeur suffocante du gaz lacrymogène. «N'aie pas peur», lance-t-il à sa fille adolescente. «Notre pays a été arrosé par le sang des martyrs, quoi qu'ils fassent, il retombera sur ses pieds. Il faut être au côté de notre peuple. C'est fini, la peur a été vaincue», dit-il tout haut, en mettant des grands mouchoirs imbibés de vinaigre sur le nez de ses deux filles. La grande marche continue. Nous arrivons à la place Audin, où une imposante foule avait pris d'assaut les lieux. Impossible de faire un mouvement ou d'accélérer le pas. Les manifestants remontent vers le boulevard Mohammed V, avec les mêmes slogans et la même ambiance festive. Les sons des sifflets et des acclamations étouffent le vrombissement des hélicoptères qui survolent la ville. Les policiers se sont totalement effacés. Ils sont dépassés par la marée humaine. La marche se poursuit jusqu'au boulevard Télémly, où des milliers de personnes sont déjà sur place. Des citoyens distribuent de l'eau à tout le monde, d'autres ramassent les bouteilles vides des trottoirs. L'odeur des gaz lacrymogènes s'intensifie. Le premier groupe de manifestants atteint les Beaux- Arts, où un dispositif impressionnant de policiers les attend. L'objectif est d'atteindre le palais de la Présidence. Certains manifestants tentent une percée, mais les policiers tirent à coup de gaz lacrymogène. La foule recule, le temps de se remettre, puis revient. Elle reçoit d'autres charges. Le climat est tendu. Des voix demandent aux jeunes de rebrousser chemin. Certains répondent à l'appel, d'autres maintiennent la pression sur les policiers. Une heure après, les manifestants rebroussent chemin et reprennent le boulevard Didouche Mourad avec les mêmes slogans et les mêmes chants. Les épiceries sont assaillies par les jeunes à la recherche du vinaigre et de l'eau, devenus introuvables sur les grandes artères. La foule revient vers la Grande Poste, puis vers Hassiba Ben Bouali, avant de s'agglutiner à la Place du 1er Mai. Certains ne veulent pas quitter les lieux, poussant les policiers à les disperser à coups de gaz lacrymogène. Il est 17h, les rues d'Alger sont assaillies par des milliers de personnes errant dans tous les sens, alors que la circulation automobile est totalement paralysée. 18h30, des groupes de jeunes étaient toujours à la place du 1er Mai. La deuxième marche du vendredi contre le 5e mandat a été une réussite grâce à ces dizaines de milliers de manifestants mais aussi au sang-froid des policier…