Il est jeune. Il est journaliste. Et il ose. Son magazine, Tel Quel, dérange. A chaque numéro. Ahmed Benchemsi s'est autorisé à étaler le salaire du roi, du jamais-vu dans la région arabe, en une. Il a fait parler des hommes qui dérangent, comme Moulay Hicham. Il a plongé dans l'univers du Haschisch en dénonçant « l'hypocrisie marocaine ». Et il a évoqué, sans tabou, la question de la sexualité. A lui seul, Tel Quel, qui tire à plus de 25 000 exemplaires, permet aux jeunes Marocains de vivre un certain « printemps ». Comment vous est venue l'idée de créer Tel Quel ? Tel Quel est né en 2001. C'est une initiative privée. J'en suis le fondateur. Mais je ne suis pas l'unique actionnaire. Au départ, il y a eu une quinzaine d'actionnaires. Il y a eu un mouvement et le nombre a diminué. Il existe actuellement six actionnaires dont deux principaux qui détiennent 70 % des parts. Il s'agit d'un industriel marocain et du patron de presse français Jean-Louis Servan-Schreiber. Tel Quel est parmi les premiers magazines hebdomadaires au Maroc. Avant nous, il y a eu le Journal et Demain. Je pensais qu'il y avait matière à faire autre chose. On a vécu une autocratie pendant 40 ans au Maroc. Et lorsqu'on en sort, c'est comme si on enlève un bâillon de la bouche. On hurle fort. Au bout d'un moment, on se dit qu'il faut se calmer... que l'on analyse et que l'on cesse de juger. Le Journal et Demain remplissaient un rôle social important, celui de critiquer et de dénoncer. Mais il ne faisaient que cela (...) Ils nous ont ouvert le chemin en matière de liberté d'expression. Le côté critique uniquement ne me satisfaisait pas. Le lectorat, au bout d'un moment, en avait marre. Il y avait matière à faire autre chose. A faire des sujets de société, à s'intéresser à la vie des gens sans omettre la critique. C'est peut-être une manière d'éviter les sujets politiques... Qu'on évoque en couverture le salaire du roi ou quand on évoque « Marocains serions-nous servis » en montrant un ministre embrassant la main du roi, ce n'est pas une manière d'éviter les sujets politiques. Côté politique, nous n'avons de leçon à recevoir de personne. Nous sommes assez audacieux. Il faut en finir avec cette vision manichéenne qui se résume à être monarchiste en embrassant les mains de tout le monde ou à être anti-régime en abattant le système chaque jour. Y a-t-il des républicains au Maroc ? Oui. Et ils ont droit à la parole. Il existe des militants républicains qui le disent ouvertement. Ils ont donné des interviews. Sans problème. Avez-vous des lignes rouges ? Beaucoup moins aujourd'hui. Pratiquement plus. Sous Hassan II, on ne pouvait rien écrire. Mohammed VI a tout changé. Ou plutôt le départ de Hassan II a tout changé. Le champ s'est ouvert. C'est peut-être difficile à croire, mais la liberté d'expression est quasi totale au Maroc. Nous ne subissons aucune pression (...) J'ai des contacts avec des gens haut placés dans le Pouvoir. Ils jouent le jeu. A mon étonnement et à mon ravissement. Est-ce le cas pour la radio et la télévision ? C'est autre chose. La radio et la télévision sont publiques. Forcément, elles transmettent le message de l'Etat. La loi sur l'audiovisuel a été changée depuis un certain temps. Ettarbaouia, une troisième chaîne, vient d'être créée. Trois autres chaînes, dont Al Maghribia, sont en phase de création. Tel Quel s'adresse-t-il aux jeunes ? Notre cible des lecteurs se situe entre 15 et 40 ans. Il s'agit généralement d'un lectorat urbain de classe moyenne. L'hebdomadaire a une distribution nationale. La vente à l'extérieur n'a pas encore été décidée à cause de la rentabilité. Nous savons que le lectorat arabophone est plus large. Pour le choix des sujets, l'actualité représente un numéro sur quatre. La plupart des sujets sont magazine. On réfléchit à l'avance aux thèmes qui peuvent intéresser grand monde. C'est une liberté. On a un choix vaste. On ne se limite pas au politique. Il reste que la politique représente à peu près 40 % de nos unes. N'avez-vous pas cette crainte de servir d'alibi, car la question est de savoir s'il y a une démocratie au Maroc ? Démocratie au Maroc ? Pas encore. C'est un processus qui prend des années pour se mettre en place. Et il faut bien qu'il y ait des choses qui en devancent d'autres. La liberté d'expression en est une. La presse est aux avant-postes de la démocratie. Si je sers d'alibi ? Je dirais merhaba ! De toute façon, nous écrivons dans cette presse quand ce n'est pas démocratique. Quand il y a des arrestations arbitraires, des cas de torture... Toujours est-il que le Makhzen, qui est une manière d'être et qui détermine beaucoup de choses, est en recul. Parce qu'on gagne du terrain sur le plan démocratique. A mon avis, c'est une tendance inéluctable (...) Cela dit, la classe politique paraît dépassée. Le seul parti organisé est le PJD (islamiste). La question est de savoir si le PJD est soluble dans la démocratie... Il existe un processus de « réconciliation » au Maroc et il semble entouré de critiques... Le processus de l'IER est critiqué par les ONG marocaines qui, selon elles, n'est pas allé loin. Parce que les noms des tortionnaires ne sont pas cités, l'Etat marocain n'ayant pas encore décidé quoi en faire. Il y a de la prudence. Cela dit, tant qu'à parler, parlons de tout. Il y a des écoles. Et des débat là-dessus. Il fallait commencer par quelque chose et c'est positif de l'avoir fait. Les réformes démocratiques dans le monde arabe sont-elles possibles, selon vous ? Chaque pays arabe a ses particularités. Et encore, il faut s'entendre sur ce qui est un pays arabe. Le Maroc ? Un pays arabo-berbère. L'Algérie ? Plus berbère qu'arabe. Le Maghreb ? Entendons- nous d'abord sur les termes. Je ne peux pas comparer la Tunisie, au Maroc, à la Jordanie... L'Arabie Saoudite a organisé des élections communales partielles. C'est une première. Un pas vers la démocratisation. En Tunisie, il y a régulièrement des élections, mais c'est une dictature. Donc, chaque pays arabe a sa propre logique. En tant que jeune Marocain, croyez-vous à cette idée de l'union du Maghreb ? Je crois à l'idée. Il faut que les régimes y arrivent. J'apprécie la tentative de rapprochement algéro-marocaine. Cela va permettre de dépasser les divergences fondées sur l'histoire, sur le problème du Sahara. Autant je ne crois pas au monde arabe en tant qu'entité - cela n'a jamais rien donné de sérieux -, autant je crois au Maghreb en tant qu'unité. Il faut que les pouvoirs y croient. Cela n'est pas encore garanti. Faut-il s'attendre à grand-chose de la venue de Mohammed VI à Alger ? J'espère. Il y a eu beaucoup de fausses alertes. De rapprochements qui n'ont pas abouti. Des déclarations malheureuses d'un côté comme d'un autre (...), les attaques dans la presse ne relèvent pas d'une preuve de maturité. On est critique à l'égard de notre régime. Mais dès qu'il s'agit d'attaquer le régime d'en face, on adopte la position officielle sans se poser de questions. Pourquoi ? Je trouve cela dommage. C'est un réflexe (...) On a écrit que Bouteflika était « notre meilleur ennemi ». C'est sympatique. C'est une manière de dire que l'Algérie et le Maroc aiment se détester. C'est une constance devenue culturelle. Dommage. Les deux peuples sont frères. Des peuples jumeaux. On peut tout dépasser en mettant de la bonne volonté. J'espère que la visite de Mohammed VI à Alger sera ce qui amorcera le dialogue. Cela dit, tant que le problème du Sahara n'est pas résolu, je ne pense pas que ce soit vraiment sérieux. Je souhaite que ce prélude de réconciliation va aboutir à des discussions sérieuses sur le Sahara pour avancer. Bouteflika et Mohammed VI peuvent se rencontrer et s'embrasser devant les caméras, mais dès qu'il y aura une phrase malheureuse, c'est reparti pour des mois !