Au moins un million de dinars. C'est le pactole qu'engrange le passeur à chaque « voyage » ou « expédition ». Le bilan est arrêté à trois voyages par saison à raison d'un voyage tous les 15 jours. Comment est réalisé ce « chiffre d'affaires » ? Quelle est la logistique nécessaire ? Pour le savoir, nous avons peiné, des semaines durant, avant d'être mis en contact direct avec un passeur que nous allons appeler « Ahmed ». Après plusieurs jours de tergiversations, le passeur a fini par accepter de nous rencontrer en nous donnant rendez-vous dans un restaurant, sis au bout de la plage Rizzi Ameur (Chapuis), le quartier général de la corporation des passeurs. Pendant presque deux heures, Ahmed nous expliquera toutes les étapes préalables à l'organisation du voyage. Celles-ci commencent d'abord par la collecte de détails sur le nombre de candidats afin de situer le type d'embarcation à acheter, à commander auprès d'un atelier de fabrication clandestin, ou à louer auprès de certains marins-pêcheurs. Une fois disponible, la barque doit être teinte en noir, pour éviter d'être interceptée, la nuit, par les garde-côtes. La mission de prospection est confiée à des intermédiaires moyennant la somme de 1000 à 1500 dinars : une embarcation de 7 m pouvant contenir jusqu'à 20 personnes coûte au passeur quelque 70 000 DA contre 40 000 DA pour celle de 5 m dont la capacité est de 10 à 12 places. Pour les candidats de la catégorie VIP – connus, dans le milieu, sous le nom de fachafichs-, le passeur, à la demande de ses clients, opte pour les petits bateaux à moteur hors-bord dont le prix va de 1 à 1,5 million de dinars. Ce hors-bord (HB), indique Ahmed, est soit acheté (après une cotisation des harraga VIP), soit volé. Les « formalités » d'une imminente harga sont en passe d'être finalisées. Puis, c'est autour du moteur qu'il faudra se procurer depuis le marché informel de la capitale. Neuf, et doté d'une puissance de 10 CV, il revient à 460 000 DA, les 5 et 7 chevaux sont à 150 000 et 200 000 DA. L'étape suivante, précise Ahmed, consiste en l'acquisition de GPS et boussole, ces équipements incontournables dans le voyage, pour la livraison desquels le passeur doit débourser la coquette somme de 30 000 à 80 000 DA pour le premier et 3000 à 4000 DA pour le deuxième. 20 bidons de 20 litres chacun représentent, en outre, le nécessaire en carburant auquel s'ajoute un bidon à 10 litres de « l'huile 40 ». Là, explique notre interlocuteur, le recours à un intermédiaire est incontournable. Pour écarter tout doute que peut susciter l'approvisionnement en si grande quantité d'essence, auprès des préposés aux différentes stations-service, le passeur sollicite l'aide de propriétaires de grosses cylindrées, souvent fils de notables bien connus à Annaba, avec lesquels il entretient de « bonnes » relations. Rares sont les passeurs qui pensent à s'équiper de gilets de sauvetage, les harraga sont censés être de bons nageurs, précise Ahmed. Après avoir réuni toute la logistique, sont alors entamées les négociations autour des tarifs voyageurs, c'est-à-dire avec les « passagers » à transporter. Ces tarifs sont fixés à la tête du client et suivant la ville d'origine : le prix de la place peut aller de 40 000 à 200 000 DA pour les candidats dits zawalias (pauvres). « Les harraga issus de milieux défavorisés de Annaba partant à bord d'une chatina 5 ou 7 m, payent entre 40 000 et 45 000 DA. Le prix appliqué aux plus nantis, harraga VIP que nous appelons fachafichs ou pour ceux issus d'autres villes d'Algérie revient, quant à lui, entre 150 000 et 200 000 DA. Et au passeur de poursuivre : « Avec le temps, nous avons pu accumuler un capital expérience. Ce qui nous permet d'évaluer à sa juste mesure l'enjeu que constitue el harga pour chacun des harraga. C'est sur cette base aussi que nous fixons nos tarifs ». La moitié de la somme d'argent est avancée quelques jours avant le départ. Le reste est versé le jour J. « Nous exigeons le versement de la moitié du prix avant le départ pour pouvoir amortir toutes les dépenses préalables. Le reste est encaissé à quelques minutes du départ pour être par la suite confié à un membre de la famille qui doit se trouver sur les lieux au moment du départ. Cet argent doit être en sécurité, le risque de voir l'opération avortée par les services concernés est toujours présent », souligne Ahmed. Interrogé sur le chiffre d'affaires pouvant être réalisé, notre interlocuteur s'est, dans un premier temps, abstenu de répondre puis, du fait de notre insistance, il a fini par lâcher le chiffre de 1 million de dinars au minimum par voyage, à raison de trois à quatre expéditions organisées la saison. Flairant le juteux filon, nombreux sont ceux à s'être lancés dans ce nouveau marché. Au début de son émergence, en 2005, celui-ci était sous le contrôle de seulement trois intervenants. Aujourd'hui, le nombre est passé à plus d'une dizaine à Annaba.