«Ayouha essaki» (ô serveur!), ce célèbre poème, ou plutôt ce «muwachah» d'Ibn Zohr l'Andalou (1101-1161), est d'une structure assez rare dans toute la poésie arabe, en ce sens qu'il réussit à obéir à la métrique classique, tout en s'en écartant. Ce n'est pas un «radjaz», forme très prisée par les auteurs de poèmes didactiques et par certains versificateurs moins talentueux – bien qu'il emprunte certains traits à cette même forme –, mais une trouvaille esthétique qui ne pouvait être que l'apanage d'un seul poète. La preuve ? Il y eut quelques imitateurs, mais, sans grand bonheur. Il a ainsi été mis en musique par plusieurs compositeurs depuis le XIe siècle, c'est-à-dire depuis que son auteur, Ibn Zohr, l'avait jeté comme une bouteille à la mer. Le médecin qu'il fût, l'avait écrit dans un moment d'extase et ne s'attendait, à coup sûr, à aucun éclat de renommée à travers les âges. En le relisant et en réécoutant les lignes mélodiques dans lesquelles il a été superbement enveloppé, en Syrie, comme en Egypte et en Irak et, surtout, par les compositeurs juifs de ce dernier pays, on comprend pourquoi l'art pictural, d'une manière générale, et le figuratif, tout particulièrement, n'ont jamais eu la cote face au verbe proprement dit. Il n'y a pas que l'interdit religieux, selon une certaine exégèse, qui rentre en jeu. Il y a également, et surtout, le pouvoir démiurgique de la langue arabe pour ainsi dire. Ibn Zohr se fait fort de nous donner une image, ou plutôt une séquence, qui pourrait être considérée, par tout un chacun, à sa façon et selon ses goûts. On n'y devine guère l'identité de ce serveur : s'était-il agi d'un compagnon de beuverie, d'un éphèbe, ou encore d'une belle femme ? Le réécoutant ces derniers jours, déclamé et chanté par de belles voix, je ne lui ai trouvé d'égal, sinon de concurrent, que la fameuse chanson napolitaine, O sole mio, exécutée par trois grands ténors lors de leurs rencontres répétées à travers le monde dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, à savoir : Luciano Pavarotti, Placido Domingo et José Carreras. En effet, ceux-ci ont accompli l'irréel dans le domaine lyrique. Il avait fallu pour cela, tenez-vous bien, des stades pour chanter à l'unisson, tant la tessiture vocale est la même chez les trois et exige, de ce fait, un espace approprié pour mettre en valeur toute l'ampleur acoustique voulue. Les mots qui composent le poème d'Ibn Zohr sont assez simples, voire courants dans le dictionnaire poétique de l'époque. On pourrait même le lire avec une approche soufie, tant le contenu s'apparente à celui que les poètes mystiques s'ingéniaient à composer. Ce qu'il y a de frappant, c'est que la touche de tristesse qui l'accompagne, çà et là, nous rappelle l'imminence de la disparition définitive d'un mode de vie sur une terre qui n'a pu être «préservée telle qu'elle le méritait». En effet, l'Andalousie musulmane entamait alors son déclin. Même si le parallèle ne peut s'établir au premier abord entre ces deux joyaux de la poésie et de la musique, il faut, cependant, le forcer. Ce fut le cas pour moi. Le premier se résume en un seul instant d'extase provoqué par l'ébriété, alors que le deuxième chante les plaisirs directs de la vie. Cependant, on ne peut être qu'attentif à cette espèce de volupté qui se dégage des deux côtés. C'est à se demander si Ibn Zohr et l'Italien Giovanni Capurro (1859-1920), et son concitoyen Eduardo di Capua (1865-1917), ne s'étaient pas vraiment donné rendez-vous, quelque part en Méditerranée, pour chanter ce qui est à la portée de tout le monde et qui échappe, parfois, au commun des mortels !